Sans 4G, mais avec du Roquefort !
Jamel Balhi nous emmène sur les sentiers du Larzac, à la découverte de son histoire, de ses traditions artisanales et de sa beauté naturelle.
Sommaire

© Jamel Balhi
Texte et photos Jamel Balhi . Juin 2025
Tiens, les Croisés refont surface ! Après bien des détours au Moyen-Orient – Syrie, Jordanie, Liban, Palestine… –, je retrouve ici, au cœur du Larzac, les traces de ces soldats-pèlerins venus d’Europe occidentale qui, il y a près d’un millénaire, se lancèrent dans de sanglantes expéditions pour reprendre Jérusalem et les lieux saints alors sous contrôle musulman. Les Croisades furent sans doute la première grande collision entre deux mondes : l’Occident chrétien et l’Orient musulman. Là-bas, leur empreinte est partout : du Crac des Chevaliers en Syrie à la citadelle d’Alep, du château de Shobak en Jordanie au Saint-Sépulcre de Jérusalem. Difficile d’ignorer ces monuments, témoins muets d’une époque tourmentée.

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Aujourd’hui, c’est sur le plateau du Larzac que je marche sur leurs traces. Ici, de nombreux villages ont su préserver les vestiges des commanderies, châteaux et églises érigés par l’ordre militaire des Templiers et des Hospitaliers. À La Couvertoirade, à la lisière de l’Hérault, je pousse la porte de l’un des plus beaux villages de France. Niché au cœur du causse du Larzac, entre Millau et La Cavalerie, ce bourg médiéval aux rues pavées et protégé par une puissante enceinte m’offre un véritable voyage dans le temps vers le Moyen Âge. « Mais vous êtes dans un coin paumé de la France ! », me lance sur le pas de sa porte la patronne du restaurant, alors que je m’étonne de l’absence de 4G.
Au diable Internet ! Ici, la lenteur s’impose d’elle-même et le silence doit régner en maître. En plus d’être paumée, cette bourgade isolée et habitée à l’année par à peine une quarantaine de personnes pourrait bien décrocher le titre officieux de village le plus poli de France : on s’y croise dans les rues en se disant immanquablement bonjour. Hormis quelques échoppes proposant une cuisine du terroir et des boutiques d’artisanat local, les commerces y sont rares. L’atelier de filage de laine tenu par Christine Pinet, 90 ans, l’une des figures du village, a baissé le rideau. Après plus d’un demi-siècle d’existence, c’est un pan d’histoire qui disparaît.
Douce France
À chaque bourgade son métier d’antan. À une dizaine de kilomètres de là, à Saint-Eulalie-de-Cernon, le “forgeron du Larzac” est connu de tous sous le nom de Johann Lemirre. Installé dans un atelier bicentenaire blotti au centre du village médiéval, cet homme à la barbe fournie perpétue un savoir ancestral : l’art du feu et du métal.

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Spécialiste en coutellerie et ferronnerie d’art, il façonne des pièces uniques – couteaux, épées, portails, grilles de fenêtres ou tables basses – toutes forgées à partir d’acier au carbone, selon des techniques transmises et perfectionnées au fil des siècles. Ses bras tatoués jusqu’aux poignets trahissent tout de même un ancrage dans son époque, comme un trait d’union entre tradition et présent. Son père, lui, était chaudronnier.
Ces métiers anciens exercés par une poignée de passionnés racontent une France en voie de disparition – celle que chérissait feu Jean-Pierre Pernaut dans ses journaux du 13h. Et dans ce décor de pierre et de gestes oubliés, il m’arrive de repenser aux ruelles du Moyen-Orient : même ambiance d’un monde révolu, même parfum d’éternité. À l’entrée de certains villages d’Occitanie, les panneaux signalétiques sont encore retournés, vestiges de quelques colères passées dont on a oublié les raisons. Le temps efface tout, même les causes des révoltes.

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Ces villages de douce France ne sont pas épargnés par les effets de la mode du lien social : la discrète boîte à livres apparaît un peu partout. Plantée devant un lavoir ou sur la place de la mairie, elle trône là, comme une petite bibliothèque de fortune à ciel ouvert, où chacun est invité à se servir, à déposer. Un peu de culture à portée de main, à coût zéro. À l’intérieur, les ouvrages sentent le grenier et le papier jauni. On y retrouve, pêle-mêle, des recueils d’Histoires extraordinaires de Pierre Bellemare datant de Mathusalem, et quelques romans de Patrick Poivre d’Arvor, déposés là sans grand espoir de reprise.
Nous garderons le Larzac
Le paysage du Larzac est de toute beauté. Seul le souffle du vent et le bêlement lointain des moutons viennent troubler le silence de ce plateau calcaire perché à huit cents mètres de hauteur. Pour qui n’a pas l’œil du berger, il est bien difficile de distinguer les troupeaux disséminés parmi les pierres. Leurs toisons se confondent avec les rochers. C’est cette omniprésence de la pierre couverte de mousses qui donne parfois au Larzac des airs de désert oublié.

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Le classement des Causses et Cévennes – dont le Larzac fait partie – au Patrimoine mondial de l’UNESCO a largement contribué à préserver ce paysage unique. J’emprunte à pied une piste qui s’enfonce dans le maquis en direction de la bergerie de la Blaquière, haut lieu de la résistance paysanne qui marqua les années 1970. En effet, en 1971 le ministère de la Défense annonce l’extension du camp militaire du Larzac – installé ici depuis 1902 – pour en faire un immense terrain d’entraînement de 17 000 hectares. Quinze communes sont concernées.
Mais dans ces terres rudes, façonnées par des générations de paysans, l’annonce fait l’effet d’une bombe. Très vite, la résistance s’organise. Le refus dépasse la simple défense d’un lopin de terre, il devient politique. Trois années seulement se sont écoulées depuis Mai 68, et le souffle de l’insoumission plane encore. Sous la bannière du mot d’ordre devenu légendaire – “Gardarem lo Larzac” (Nous garderons le Larzac, en occitan) –, une mobilisation sans précédent se met en place. Manifestations massives, marches vers Paris, actions symboliques et occupations s’enchaînent.

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La lutte est farouche, mais toujours non-violente, et attire bien au-delà des frontières du causse : militants, intellectuels, syndicalistes, objecteurs de conscience, jeunes utopistes et néo-ruraux venus de toute la France. Le Larzac se transforme peu à peu en laboratoire vivant de l’autogestion, de l’écologie et du refus de la croissance à tout prix. En 1981, après dix années de lutte opiniâtre, tout juste élu président, François Mitterrand annonce l’abandon du projet d’extension militaire. La victoire sonne comme une revanche du terroir sur le béton.
Plus d’un demi-siècle après les événements, me voilà plongé au cœur de cette page d’histoire, lorsque s’abat soudain sur moi une pluie de grêlons sur un chemin de transhumance creusé par de profondes flaques boueuses. Le silence est total, aucune présence humaine à l’horizon. Seuls de fréquents panneaux – Terrain militaire, Défense de pénétrer – jalonnent la route sur plusieurs kilomètres, témoignant d’une occupation invisible et peu accueillante.

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L’orage gronde au-dessus de ma tête, comme un rappel qu’il vaut mieux se tenir à l’écart de ce territoire protégé par ces panneaux hostiles. La piste s’achève en cul-de-sac au hameau de la Blaquière, petit groupe de maisons où se dresse la bergerie historique, symbole de la célèbre résistance paysanne. Le lieu semble désert, malgré quelques lumières filtrant à travers les fenêtres et quelques voitures stationnées. La bergerie, d’apparence modeste, ne retient guère l’attention au premier regard. Pourtant, elle porte en elle un lourd héritage.
Construite sans autorisation en 1973 par des mains venues de toute la France, elle incarne un acte de désobéissance collective, enraciné dans la mémoire de cette terre. De l’autre côté de la route D890, face au camp militaire, je m’enfonce à nouveau dans la nature sauvage vers Rajal del Gorp (le ravin du renard) où des rochers typiques du paysage caussenard prennent des formes chaotiques. On dirait que la pierre se plie aux caprices du temps et du vent. C’est un territoire encore intact, où la nature règne sans partage. Selon les angles, les rochers prennent des allures presque humaines. Ce spectacle minéral m’évoque les paysages de la Cappadoce et ses cheminées de fées.
Persuadé d’y reconnaître la silhouette d’un Alfred Hitchcock, je m’allonge dans l’herbe pour une photo en contre-plongée. À peine relevé, je m’aperçois que je me suis étendu de tout mon long sur du crottin de moutons. Après tout, ces bêtes ici sont chez elles, maîtresses de ces étendues ; elles font ce qu’elles veulent. Ce petit incident m’incite à poursuivre mon chemin vers Roquefort, petite cité de caractère du Larzac, nichée à quelques kilomètres de là, célèbre pour son fromage au goût si français.
La guerre des Roqueforts
Roquefort-sur-Oulzon est une mini bourgade agrippée à flanc de colline mais qui ne manque pas d’agitation avec le va-et-vient incessant des camions transportant les productions du jour vers le reste du pays. Le fromage de Roquefort est l’un des plus anciens fromages français. La légende raconte qu’un jeune berger, distrait par une bergère, oublia son pain et son fromage dans une grotte humide. Revenant plus tard remettre la main sur son casse-croûte, il découvrit que le fromage avait naturellement développé de la moisissure bleue, le Penicillium roqueforti. Un fromage au goût unique voit le jour : le Roquefort.
La principale activité du village Roquefort, est de produire ce qu’il produit de mieux : du Roquefort ! Sept entreprises sont officiellement autorisées à produire ce fromage si particulier dans le village. Devant l’usine Société, un groupe de femmes sort du restaurant d’entreprise. Je leur demande si leurs caves se visitent gratuitement. « Chez nous c’est payant. Allez voir la maison au bout de la rue si vous voulez, ils font la visite gratuite. Mais leurs caves sont toutes petites… ils sont en train de couler ! » Au-delà du jeu de mot, la concurrence fait rage.
Derrière les effluves de lait cru de brebis, les sourires et les dégustations, le fromage reste une affaire sérieuse, particulièrement dans une région qui a toujours su défendre ses terres. Le général de Gaulle ne s’exclamait-il pas déjà en 1962 : « Comment voulez-vous gouverner un pays qui compte 246 variétés de fromages ? »