Dans la poussière de l’Histoire
Jamel Balhi traverse cette fois la Mésopotamie, région antique chargée d'histoire, où les traces des terribles séismes de 2023 sont encore bien présentes...
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© Jamel Balhi
Texte et photos Jamel Balhi • Juillet 2025
Un bus de la compagnie Metro m’a déposé dans l’aube obscure d’un faubourg d’Antakya. Le soleil se lève à peine sur la cité encore assoupie sous une fine brume qui caresse les collines. Au loin, les rares maisons encore debout accrochent la lumière, tandis que le fleuve Oronte trace lentement son sillon d’argent entre les pierres de l’ancienne Antioche. Un marchand pousse son chariot grinçant de simits, petites couronnes de pain parsemées de graines de sésame. Une clope pend à sa lèvre inférieure comme un bijou de famille. Je lui demande où se trouve le centre-ville. « Yok ! », répond-il sèchement : il n’y a plus de centre, tout a été fracassé par le tremblement de terre de 2023 et la vieille ville anéantie à 90 % pleure encore ses milliers de morts. Que peut-on bien faire dans une ville qui n’est plus que l’ombre de son glorieux passé ? Visiter des ruines.

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Un chemin de terre, bordé de vergers et de pans de murs rongés par les siècles, me conduit à l’église Saint-Pierre. Là, creusée dans la roche grise du mont Staurin, s’ouvre une simple grotte : pas de flèche, pas de nef – seulement une profonde cavité creusée à même la pierre, la première église de l’histoire chrétienne. Je suis l’unique visiteur de cet humble lieu de culte rupestre, aux murs portant des marques de suie et des traces d’humidité, comme si les siècles ruisselaient sur la pierre. Sur l’autel parfaitement conservé fut célébrée la toute première messe de l’histoire du christianisme. C’est ici qu’on aurait pour la première fois donné aux disciples du Christ le nom de Chrétiens.
Selon la tradition, l’apôtre Pierre lui-même aurait prêché ici. Peut-être y a-t-il prononcé les premiers mots d’une foi appelée à conquérir le monde. Ce haut lieu de l’histoire de la chrétienté me rappelle Sarnath, tout près de Bénarès en Inde, où l’ascète Siddhârta Gautama, devenu Bouddha, prêcha ses premiers sermons après avoir atteint l’éveil. Les religions commencent souvent dans une grotte, sous un arbre, dans un coin de désert.
La gentillesse spontanée des Turcs
Sur le chemin du retour, une très vieille dame au sourire édenté et au dos courbé qui lui donne une allure de point d’interrogation, me fait signe de m’approcher pour l’aider à porter le gros sac qu’elle peine à soulever. Je marche ainsi à petits pas, tenant d’une main cette nonagénaire au visage rayonnant de vie, et de l’autre un sac en plastique rempli de victuailles…

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À une allure de deux kilomètres à l’heure, tandis que ma nouvelle protégée s’agrippe avec force à ma main, Antioche déroule son décor post-traumatique : mosquées aux minarets abattus, coupoles de bazars effondrées, hammams éventrés… On dirait que je transporte une survivante. Dans ce décor de maisons écrasées, au détour d’un quartier, une échoppe de café a rouvert. Deux vieilles femmes tricotent sur le pas de leur porte. Un cireur de chaussures ambulant porte son matériel dans une sacoche en bandoulière, scrutant les pieds des passants…
J’étais à Beyrouth en ce 6 février 2023, quelque 260 kilomètres vers le sud. La secousse, bien que diffuse, fut assez forte pour créer en pleine nuit l’émoi dans le quartier. Quelques secondes de secousses auront suffi à terrasser des millénaires d’histoire en plein cœur de la Mésopotamie. Des myriades de grues tentent encore aujourd’hui de remettre Antioche debout, ni tout à fait morte, ni vraiment revenue à elle. Certains habitants sont partis, d’autres sont restés, par choix ou faute d’alternative. Avec cette vénérable grabataire, je crois tenir la main d’Antioche elle-même.

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À la périphérie, des habitations de fortune ont été installées, évoquant des camps de réfugiés. Dans la chaleur accablante de ce mois de juin, j’aperçois de nouveaux lotissements aseptisés, comme prévus pour y loger des robots.
Direction une autre ville biblique : Urfa. Je me suis assoupi avec mon sac à dos en guise d’oreiller sur le banc d’un petit parc public, non loin de l’otogar d’Antioche d’où mon bus de nuit partira bientôt pour Urfa. Quarante centimètres de plus à ce banc m’auraient évité une position fœtale un peu trop prolongée. Avant de sombrer, j’échange quelques mots avec le jeune épicier du trottoir. Vocabulaire universel du voyageur : nationalité, prénom, destination. Et l’inévitable :
– Türkiye, good ?
– Yes, Türkiye good… verigoude !
En rouvrant les yeux, je découvre une série de petits cakes fourrés au chocolat, éparpillés autour de moi. Un cadeau du ciel ? Je devine plutôt une offrande du jeune épicier. La boutique est désormais fermée, rideau baissé. Je ne pourrai jamais le remercier. Ce geste me ramène à l’hospitalité immense et à la gentillesse spontanée des Turcs.
Un voyageur finit par comprendre que la magie ne réside pas toujours dans les lieux célèbres – Taj Mahal, Grande Muraille, Grand Canyon… – mais dans l’authenticité des rencontres et la poésie du quotidien. Les pierres racontent l’Histoire, les mains tendues racontent l’humanité.

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La poussière de l’Histoire
Urfa, vitrine de la Mésopotamie, déroule son long parchemin d’histoire entre le Tigre et l’Euphrate. Caravansérails, bazars, prophètes et marchands ont foulé cette terre de dix mille ans. L’ancienne Edesse est localisée sur ce chemin à travers le Croissant fertile qu’empruntèrent entre le Tigre et l’Euphrate de nombreux marchands et conquérants. Venir à Urfa, c’est venir se frotter à l’histoire des civilisations et aux terres de la Genèse. Ici, mes semelles soulèvent la poussière de l’Histoire.
Les caravansérails, qui accueillirent jadis d’innombrables voyageurs se dressent encore dans les anciens quartiers de la cité. Les hautes murailles percées de meurtrières abritent une vaste cour pavée, où murmure l’eau d’une fontaine. Je me perds avec application dans la vieille ville d’Urfa, dans son labyrinthe de ruelles étroites, ses maisons en pierre calcaire couleur miel, ses voûtes rafraîchissantes qui serpentent entre les bâtiments. L’architecture mêle les styles ottomans, arabes et mésopotamiens. La porte des foyers est souvent entrouverte, comme une invitation à jeter un œil indiscret sur une famille réunie sous un figuier, prenant le thé dans la fraîcheur du soir.

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Au détour d’un dédale de ruelles, j’aperçois l’entrée d’une bâtisse aux hauts murs portant une inscription gravée dans la pierre : “Tekke”. Derrière ces lourdes briques se dissimule dans la plus grande discrétion une confrérie soufie. Un homme en salwar et keffieh, au regard peu avenant bien que courtois, m’en interdit l’accès sous prétexte que je ne fais pas partie du groupe. J’entends des chants lancinants entrecoupés d’invocations. Des derviches tourneurs sont en pleine rotation… Par une petite ouverture depuis la ruelle, je les vois tourner comme des planètes autour d’un soleil. La scène en devient enivrante ; les derviches tournent, le mystère demeure…
À quelques pas, le bazar s’anime : le choc des marteaux sur le cuivre des dinandiers, les cris des vendeurs de pistaches, les éclats de voix en arabe, en kurde, en turc, parfois même en arménien ancien. Un marchand de cumin me tend une pincée de son mélange : « Tiens, sens, c’est une vieille recette ottomane ». Tout ici semble venir d’une autre époque. Je repense à Mustafa, ce vendeur de tissus rencontré plus tôt dans un recoin de la vieille ville. Il m’a dit : « Ici, tout est ancien, même ce qu’on n’a pas encore vécu. »

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La liste de tous les maires depuis Abraham
Située à quelques encablures de la Syrie voisine, Urfa est aussi vieille que le monde. Elle a été continuellement habitée depuis près de 10 000 ans, et le prophète Abraham y serait né. C’est un centre majeur du christianisme, du judaïsme et de l’islam. Contrôlée par les Sumériens, les Babyloniens, les Hittites, les Assyriens, les Macédoniens avec Alexandre, les Romains, les Byzantins et enfin les Ottomans, elle a aussi vu passer Marco Polo et, encore eux, les Croisés. À mon tour !
J’ai l’idée saugrenue d’aller rendre une petite visite à la mairie d’Urfa pour me faire délivrer la liste de tous les maires qui se sont succédés depuis Abraham, mais je renonce à cette initiative ; les employés de l’Hôtel de Ville ont sûrement d’autres chats à fouetter.

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Plus loin, le Balıklıgöl, l’étang aux carpes sacrées. Des familles y viennent en pèlerinage. Ici Abraham aurait été sauvé du feu, transformé en eau par un miracle divin. Les bûches devinrent poissons. Dans le petit sanctuaire entourant la grotte natale du patriarche, les visiteurs viennent admirer à travers une vitrine l’empreinte d’un pied qu’un écriteau attribue au prophète, ainsi que trois poils de sa barbe précieusement enchâssés dans une capsule de verre. Les prières s’élèvent, en continu. Les empires sont tombés, les prophètes ont disparu, et les pierres racontent ce qu’il en reste.
Ma venue à Urfa coïncide avec l’Aïd al-Kebir, qui commémore le geste d’Abraham prêt à sacrifier son fils, mais Dieu – ouf ! – demanda finalement de remplacer l’enfant par un bélier. Les bus publics sont gratuits pour marquer ces jours de fête.
Un groupe de jeunes adolescentes me demande de les photographier avec mon appareil. Arrivent ensuite quatre garçons dans le vent, réclamant eux aussi leur portrait. Puis deux policiers, appuyés contre leur fausse mais néanmoins imposante Harley-Davidson. Me voilà photographe public, avec des promesses à tenir pour faire parvenir les images à tout ce beau monde.

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Tu peux dormir ici
Urfa fait partie de ces villes comme Jérusalem ou Bénarès, où il suffit d’être là pour que quelque chose arrive. Plus loin, presque par accident, je me retrouve dans une cour intérieure. Un homme d’une quarantaine d’années, à l’épaisse barbe noire, vient à ma rencontre. Il me demande d’où je viens. Je réponds : « d’un peu partout ». Il me sourit et me propose un thé. Ahmad est le patron du Moz Art Kültür, un bar de nuit voisin niché dans une de ces anciennes demeures pleines de charme comme il en existe tant dans la vieille ville d’Urfa. La maison où nous nous trouvons, qui semble abandonnée depuis peu, sert aujourd’hui de simple dépôt de boissons. « Tu peux rester dormir ici si tu le souhaites ».
J’ai confié ma fatigue durant douze heures au profond canapé, bercé par les basses sourdes du bar. Le soleil se lève à peine tandis qu’Ahmad débarque de sa nuit de travail dans le bar, avec le petit-déjeuner. Entre deux gorgées de thé, il livre quelques pans de sa vie me révélant qu’il est en réalité médecin urgentiste au sein d’une ONG turque. Des photos le représentent dans les ruines d’Antioche prenant soin de survivants blessés, d’autres au milieu d’une manifestation à Istanbul en faveur du peuple palestinien. Le soir Ahmad sert la bière Efes aux fêtards d’Urfa. Certaines vies sont bien remplies.
Les prophètes ont traversé ces terres, les pèlerins les ont sanctifiées, les armées les ont ensanglantées, et le thé continue d’y couler avec générosité.