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Texte et photos Jamel Balhi • Novembre 2025

Au premier abord, Alexandrie est conforme à l’idée que je m’en faisais avant d’y poser les pieds : une grande cité posée le long de la Méditerranée, laminée par les conquêtes et par l’Histoire. Elle a quelque chose de Rome avec ses ruines antiques éparses émergeant entre les immeubles et les marchés. 

Quelque chose d’Athènes pour avoir été fondée au IIIe siècle avant J-C. par l’empereur macédonien Alexandre, dont la figure plane encore comme une ombre tutélaire. Quelque chose de Paris aussi, pour ses prestigieux immeubles de la Belle Époque, dont les façades décrépies rappellent une vieille dame élégante qui a décidé de ne plus aller chez le coiffeur, mais qui garde la tête haute.

Sur la corniche, cette grande avenue côtière, les Alexandrins viennent respirer chaque soir la mer, pique-niquer sur les gros blocs de pierre frappés par les vagues, servant à la fois de tables et de sièges. Il y a le cracheur-avaleur de feu qui en met plein la vue à son cercle de spectateurs, tandis que son jeune fils récolte les livres égyptiennes dans le traditionnel chapeau. Et le vendeur de maïs grillés qui, lui, en met plein les narines aux promeneurs dont je fais partie. Assis sur un muret, un vieil homme regarde l’horizon avec un air placide, comme l’aurait peut-être fait Alexandre s’il avait été un paisible voyageur. À ses pieds, grésille une chanson de Farid Al-Atrash sur un transistor.

Parfois calme, parfois agitée

La corniche d’Alexandrie, c’est le pouls de la ville et sa mémoire, une longue avenue en arc de cercle, bordée d’immeubles couleur sable et de palmiers tordus par le vent. Les klaxons s’y mêlent au grondement des vagues comme une seconde langue nationale. Passent des calèches au milieu du trafic, agrément visuel plus que moyen de transport dans cette ville qui se veut en perpétuel mouvement. En plein centre-ville des moutons et des coqs assurent le nettoyage des rues. 

Des heures durant j’arpente cette promenade maritime, imaginant ce grand phare d’Alexandrie – Merveille du monde antique – éclairant jadis la Méditerranée et le reste du monde, avant de finir englouti sous les flots. Les touristes se font rares par ici. Trop méditerranéenne peut-être, Alex. On est loin des circuits classiques de l’Égypte des pyramides, mais plus proche d’une version plus authentique du pays. Alexandrie offre l’image d’une Égypte brute, urbaine, et pas toujours mise en valeur.

Les tensions politiques du pays y sont cependant aussi palpables qu’au Caire. Les postes militaires jalonnent les lieux stratégiques. Rue Al Naby Danial, des policiers sérieusement armés sont postés devant la synagogue Eliahou Hanavi, l’une des plus anciennes et des plus grandes du Moyen-Orient. Entrée interdite, et photos tout aussi prohibées de l’extérieur… 

Juste en face, derrière une muraille de policiers rageusement équipés : la cathédrale Saint-Marc. Je parviens à me faufiler à l’intérieur au moment même où le prêtre récite dans des volutes d’encens et des odeurs de cire sa liturgie en copte ancien, cette langue descendante directe de l’égyptien pharaonique. Plus bas encore dans la rue Al Naby Danial, un autre groupe de policiers (treillis noirs, cagoules, armes automatiques).

 Mosquée ? Temple hindou ? Bouddhiste ? Non : l’Institut Français en Égypte, où enseigner Victor Hugo nécessite une protection blindée. J’échange quelques mots avec le chef des Robocops affalé à l’arrière d’un pick-up noir flanqué d’un Egyptian Police sur la carrosserie blindée. « Alexandrie, c’est comme la mer, parfois calme, parfois agitée ! » Et toujours sonore.

En traversant les rues, on mesure à quel point la ville est agitée. Je suis toujours étonné de voir des somptueuses berlines allemandes construites par le peuple le plus organisé et discipliné du monde, aux risques et périls des conducteurs les plus dangereux et imprévisibles qui soient. Ici, rien ou très peu est mis en œuvre pour qu’un piéton puisse arriver vivant sur le trottoir d’en face. C’est à chacun d’assurer sa survie. Initialement, mon truc, c’est plutôt la course de fond. Dans les rues d’Alexandrie, je me suis mis au sprint. Un conducteur alexandrin ne freinera jamais à la vue d’un bipède, mais hurlera plutôt des Yalla ! Yalla ! derrière son pare-brise. Bouge de là ! 

Entre la voiture, le bus, le taxi jaune et noir, le tram, la calèche, la trottinette, le livreur à moto, le scooter chargé de quatre personnes dont un bébé et une bonbonne de gaz, le danger est protéiforme. Fixer le regard des conducteurs ne produit pas l’effet attendu comme dans les autres zones de guerres routières que j’ai connues à travers le monde. Dans les rue de l’Inde, c’est l’évitement mutuel, et traverser la rue ressemble à une danse cosmique avec les véhicules, ici c’est le rentre dedans, brut et sans détour. 

Pour éviter ces machines de mort j’ai tenté le 100 mètres olympique, les zigzags, la diagonale, ou de me coller derrière une maman et ses deux enfants avec un cabas, comme bouclier, avant de tester la seule méthode efficace : traverser en levant la main le bras tendu, paume ouverte comme Moïse face à la mer Rouge. En quelques jours – et quelques ratés – je suis devenu un piéton alexandrin aguerri.

On vit sur des souvenirs

Inutile de chercher le long de la Méditerranée la fameuse bibliothèque antique d’Alexandrie. Celle dont on a entendu parler mille fois. Celle qu’on nous promet majestueuse, inégalée, lieu sacré où auraient été conservés tous les savoirs du monde connus. Elle aurait tragiquement disparu dans les flammes de l’Histoire. Mais tout n’est pas perdu pour autant. En lieu et place, face à la grande bleue je découvre la Bibliotheca Alexandrina, sa version contemporaine inaugurée en 2002, ambitieuse et tout en courbes. 

Un bâtiment futuriste, en forme de disque, aux murs de granit gravés des 123 alphabets venus du monde entier. Entrée payante : 160 livres pour les étrangers (3 euros), 30 pour les locaux. À l’intérieur, un auditorium, une salle de lecture monumentale en pente douce, des collections en plusieurs langues, une bibliothèque pour enfants, et même un planétarium. Peut-être manque-t-il juste un vieux bibliothécaire en toge grecque récitant Homère sous une colonne en marbre et l’odeur du papyrus. 

Mais derrière le charme et la carte postale, Alexandrie est aussi une ville qui peine à se définir au présent. « On vit sur des souvenirs », me dit Amira, 34 ans, bibliothécaire à la Bibliotheca Alexandrina. « Les touristes viennent chercher Cléopâtre, Alexandre, Omar Sharif… mais la vraie vie ici, c’est le chômage, les prix qui explosent et une jeunesse qui rêve de partir ».

En discutant avec elle, puis avec d’autres jeunes rencontrés dans un café près de la station Raml, un constat revient : beaucoup se sentent déconnectés du reste du pays. Alexandrie, deuxième ville d’Égypte, fut autrefois un centre culturel et économique incontournable du bassin méditerranéen. Aujourd’hui, elle n’est plus qu’une périphérie lointaine du Caire, laissée à elle-même, victime d’un désintérêt politique. 

La ville a doublé de taille en quelques décennies. Près de 6 millions d’habitants s’y entassent désormais, dans un tissu urbain saturé. L’urbanisation sauvage a rogné les terres agricoles, bétonné les abords du lac Mariout et étouffé les anciens quartiers ouvriers. « Ici, tout s’effondre », me dit Ahmed, ingénieur civil, en me montrant du doigt un immeuble éventré par des travaux illégaux. « Il y a des constructions qui ne respectent aucune norme. Et quand ça s’écroule, c’est trop tard ».

Les filles de la charité

Un contact m’a mis en lien avec Nihad, la sœur supérieure des Filles de la Charité d’Alexandrie, cette communauté religieuse fondée par Saint Vincent de Paul. Dans le quartier de la gare centrale encore animé du va-et-vient des voyageurs, le tumulte s’efface derrière un grand portail métallique surmonté de l’inscription Externat Saint-Joseph. Des rires d’enfants remplacent les klaxons. Sœur Nihad, vêtue de son habit bleu marine et de sa coiffe de religieuse me reçoit avec un café et des gâteaux “faits-maison”. Elle a ce visage paisible de celles qui ont choisi de se consacrer aux autres.

Mille cinq cents élèves chrétiens et musulmans issus de différents milieux sociaux apprennent côte à côte dans cet établissement fondé en 1844. Saint-Joseph avait initialement pour vocation l’accueil des enfants abandonnés dans les rues d’Alexandrie. À son arrivée au pouvoir en 1952, le président Nasser se montre peu favorable aux institutions religieuses chrétiennes dans la gestion des orphelinats et autres œuvres sociales. L’école a remplacé l’orphelinat d’autrefois « mais la vocation d’accueil, elle, n’a pas changé » précise fièrement la sœur supérieure. « Notre mission n’a jamais été de convertir mais d’éduquer, de soigner et de servir ». 

Une section de l’école baptisée Vive le Soleil enseigne également à des jeunes atteints de handicaps physiques et mentaux. Pour me présenter aux différentes classes d’élèves, la religieuse n’hésite pas à interrompre les cours. Les élèves en uniforme se lèvent aussitôt dans une synchronisation toute militaire, pour un « bonjour monsieur ! », comme si j’étais un inspecteur de l’éducation. Pour ma venue à Saint-Joseph, des jeunes filles de seconde ont même préparé un petit spectacle mêlant chants et danses inspirés des pièces de Molière. Ce cher Jean-Baptiste Poquelin revu et corrigé par des adolescentes souriantes et avides de connaissances.

Nihad, en maîtresse de maison assise parmi les élèves face au tableau, m’invite à les interroger : « Parlez de vos ambitions à monsieur Jamel ». Les réponses fusent. « Moi, je voudrais être ambassadrice » , « et moi, interprète, pour voyager et connaître d’autres cultures. »… Entre les concours de dictée, les camps scouts, s’occuper de l’espace pour enfants de la Bibliothèque d’Alexandrie ou la participation à des débats sur le modèle des Nations unies, les jeunes filles de Saint-Jo ont de quoi s’ouvrir sur le monde et s’épanouir. 

En quittant la cour de l’école, les rires s’effacent derrière le brouhaha de la rue. Les klaxons reprennent, les vendeurs de maïs grillé crient leurs prix, un taxi me frôle et son chauffeur me hurle dessus Yalla ! Au bout de l’avenue la mer refait surface, aussi paisible que l’oasis que je viens de quitter. L’avenir appartenant à la jeunesse, c’est plein d’espoir.