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Texte et photos Jamel Balhi • Septembre 2024

Quelque part dans le Caucase, Kutaïssi appartient à ces lieux inattendus qui surprennent et séduisent. Voici la deuxième plus grande ville de Géorgie ; un mélange de l’Occident familier et d’un Orient à découvrir éternellement. J’y croise aussi bien de jeunes Russes ayant fui la guerre de Vladimir Poutine, des femmes vêtues de noir dans la plus pure tradition, des demoiselles en robes fleuries, des enfants qui taquinent le ballon contre le mur d’une prison, de jeunes tatoués et fiers de l’être, un pope qui bénit au passage la tête d’une mère de famille, et le clown Ronald McDonald’s narguant les passants de son sourire conquérant. Des hommes âgés jouent aux échecs sous les platanes tandis que des chiens qu’on croirait abandonnés se prélassent sous le soleil qui mitraille le sol de ses quarante degrés. À quelques centaines de mètres de la place principale et sa fontaine Colchi, sorte de Trévise locale, les rues sont aussi calmes que dans un village de campagne à l’heure de la si este. On entend le chant des cigales. 

Histoire d’arrondir des fins de mois en souffrance, de nombreux foyers affichent Guest House sur le seuil de leur maison, proposant un hébergement éphémère et bon marché. J’ai trouvé facilement à me loger près de l’imposante cathédrale Bagrati qui surplombe le fleuve Rioni. C’est une maison en marbre beige flanquée de piliers qui lui donnent l’allure d’un petit temple romain. Maria et Anatole, un couple de cardiologues à la retraite en sont les propriétaires. Ce dernier, petit homme d’aspect chétif plutôt affable tranche avec son épouse aux formes et au tempérament plus enjoués.

Comment, pour un profane, comprendre une langue écrite dans un alphabet aussi indéchiffrable qu’indescriptible ?... Dans les moments de grande incompréhension la fille du couple, elle aussi cardiologue, est appelée à la rescousse au téléphone ; et nous voilà partis pour une bonne rasade d’anglais. 

Ces docteurs ont longtemps exercé durant l’époque soviétique. Le cabinet resté en l’état depuis des lustres est un voyage dans le Moscou des années Brejnev. Des rangées d’étagères s’affaissent sous des manuels de médecine écrits en cyrillique. Sur un divan repose encore un antique électrocardiogramme, témoin poussiéreux du temps où la Géorgie était rattachée à l’URSS. 

Gare aux scorpions ! 

Les Géorgiens semblent préférer le charme de l’ancien au tape à l’œil du moderne, la rouille au rutilant, le simple à l’ostentatoire. Cela confère aux villes telles que Kutaïssi une petite touche désuète qui n’est pas pour me déplaire. 

Rien de tel qu’un plongeon dans les allées obscures du marché central, le plus vaste bazar couvert de Géorgie, mais surtout le meilleur musée de la vie traditionnelle. 

Je m’y fais couper les cheveux par de vieilles mains expertes, tandis que dans l’échoppe voisine un autre artisan s’affaire à recoudre pour une modeste somme la ceinture qui me sert à dissimuler passeport et argent. Un petit groupe de personnes hilares autour d’un étal de tissus m’interpelle joyeusement pour me faire partager ce qui ressemble à du thé dans des petits verres transparents. À 9 heures du matin, j’accepte volontiers. On me fait signe de boire d’une traite, mais dès la première gorgée je réalise que ce breuvage d’allure sympathique est en réalité de la chacha, une liqueur locale fortement alcoolisée et au goût de whisky. 

без обид ! Sans rancune, comme on dit en russe ! C’est toutefois le vin qui domine les alcools vendus sur le marché, et qui fait la fierté du pays. On dit ici qu’il fut inventé il y a 8 000 ans en Géorgie. 

La vraie vedette des marchés géorgiens est la chourtchkhela. Cette confiserie naturelle est composée de fruits secs enfilés sur une ficelle et plongés dans un épais jus de raisin. Elle ressemble étrangement à des cierges d’église lorsqu’elle pendouille aux étalages. 

Difficile de s’empêcher de penser à la vue du supermarché Carrefour nouvellement construit dans une moitié du marché central, que bientôt tout ce petit monde sera enseveli. Le drapeau européen est visible partout dans l’espace public de Géorgie et le pays ne cache pas ses intentions d’adhérer dans un futur proche à l’Union européenne.

À Kutaïssi je fais une rencontre digne du Texas ou du Mexique. Assis un matin dans la courette de la maison de mes hôtes, je ressens une petite démangeaison dans le cou. Peut-être une mouche a-t-elle encore décidé de me rendre visite… Mais une mouche, cela aurait plutôt tendance à courir sur la peau, s’adonner impunément à d’agaçants va-et-vient, alors que cette “chose” demeure immobile, s’accroche avec une sensation de lourdeur. Je décide de chasser l’envahisseur d’un revers de main derrière l’épaule et découvre avec stupeur, que l’insecte n’est autre qu’un scorpion. 

Anatole me fait comprendre qu’il existe quatre espèces de scorpions dans le pays et que j’ai eu beaucoup de chance d’avoir échappé au pire. Dans les rues de Kutaïssi on entend le chant des cigales, mais gare aux scorpions ! 

Des décennies d’abandon 

Non loin de Kutaïssi, la petite ville de Tskaltubo est la terre promise des passionnés de lieux abandonnés. Berceau des célèbres “Eaux de l’Immortalité” réputées bénéfiques pour les systèmes cardiovasculaire et endocrinien, cette petite bourgade a été la destination la plus prisée de l’URSS pour le repos et la détente. Pas moins de vingt-cinq sanatoriums y furent construits. Leurs eaux curatives, légèrement radioactives en raison de leur teneur en carbonate de radon, avaient rendue Tskaltubo célèbre dans toute l’Union soviétique. 

Dans la doctrine socialiste, un travailleur productif se doit d’être en bonne santé. Dès 1922, Lénine avait fait entériner un programme de congés de deux semaines par an, avec l’obligation de se reposer dans ces spas. Le séjour était payé ou en partie financé par les syndicats. Ainsi, Tskaltubo accueillait chaque année des centaines de milliers de travailleurs et de dignitaires. Joseph Staline, l’inventeur du goulag, y possédait son spa et sa datcha privés. À la chute du bloc communiste, l’activité des bains cessa progressivement, et les lieux furent abandonnés.

Je m’embarque à bord d’une marshrutka, ce taxi collectif bon marché où l’on voyage au plus près des habitants du pays. Mon voisin fait son signe de croix à la vue de chaque église ; et elles sont légion dans ce pays où la religion orthodoxe constitue le pilier de l’identité géorgienne. Après une douzaine de kilomètres de secousses, le fourgon marque un arrêt aux abords du parc central de Tskaltubo, à proximité d’un imposant bâtiment soviétique et d’un centre culturel déserté. 

La plupart des anciens sanatoriums sont disséminés tout autour dans les parties boisées de la ville. D’impressionnantes bâtisses de plusieurs étages dépassent de la végétation laissée en friche. Les vitres ont volé en morceaux, mais les murs et les colonnes sont encore d’aplomb malgré des décennies d’abandon. Je m’aventure dans le spa dénommé Gelati, un modèle de néoclassicisme stalinien. Son escalier extérieur, monumental, a dû voir défiler les notables de la vieille Russie. À l’intérieur, tout n’est que longs couloirs obscurs donnant sur des dizaines de chambres aux papiers peints fleuris. La nostalgie plane… Des arbres ont poussé au milieu des pièces, crevant murs et plafonds, et le lierre a avalé des balustrades entières. Des panneaux mettent en garde contre la dangerosité des lieux. 

Refaire surface 

Certaines chambres ont conservé leurs lits et le mobilier est recouvert d’une épaisse couche de poussière. Une vieille chaussure de sport Adidas datant peut-être des Jeux olympiques de Moscou en 1980 est posée sur un matelas… Je croise un chien endormi sous un rayon de soleil traversant une grande verrière. Décor idéal pour un film de Stephen King. Les cris d’un enfant émanent d’un étage supérieur. Je réalise que je ne suis pas tout seul…

Fuyant le conflit d’Abkhazie en 1992, des milliers de Géorgiens ont été relogés à Tskaltubo dans plusieurs sanatoriums. Pour les plus malchanceux d’entre eux, cette situation temporaire dure depuis plus de trente ans. 

Ailleurs dans la forêt de conifères, sous un grand dôme couvert de graffitis, des baignoires en béton forment des cercles creusés à même le sol, donnant l’illusion de tombes ouvertes dans un cimetière abandonné. C’est le “Bain n° 8”. Difficile de croire que des baigneurs venaient là pour se pâmer aux frais de l’Etat dans les eaux miraculeuses. 

De retour sur la place de Tskaltubo, j’ai impression de m’être extrait du Titanic et de refaire surface. À quelques centaines de mètres des sanatoriums, la vie bat son plein, le marché et sa grande halle étalent pastèques et chourtchkhelas comme dans un jour ordinaire. Les locaux ne semblent plus prêter aucune attention à ces monstres du passé, monuments pourtant incontournables du tourisme de la nostalgie.