À Samarcande, sur la Route de la soie
C’est en Ouzbékistan que nous retrouvons cette fois Jamel Balhi, sur la mythique et ancienne route commerciale qui reliait jadis la Chine à la Méditerranée.
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© Jamel Balhi
Texte et photos Jamel Balhi • Septembre 2025
Samarcande ! Il est des villes dont le seul nom suffit à éveiller l’imaginaire et nous transporte vers un ailleurs fait de rêves et de légendes. Samarcande, c’est l’Ouzbékistan de Tamerlan, des dômes turquoise et des caravanes chargées de soieries, d’épices et de pierres précieuses, foulant jadis la Route de la soie. Aux abords de la ville, une caravane de chameaux figée dans le bronze rappelle que toutes les routes menaient un jour à Samarcande, carrefour des empires et des siècles. En ce mois de juillet, sous un ciel immanquablement bleu, la route s’est muée en route de la soif. Le thermomètre dépasse les 45 degrés. Comme tous ici je marche à l’ombre le long des murs. Les femmes s’abritent sous des parapluies fleuris tandis que les hommes, eux, transpirent sous leur turban ou leur doppi, cette calotte traditionnelle en velours.

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L’Ouzbékistan est le pays du « marche à l’ombre ». À l’heure où les muezzins chantent l’appel du Couchant, la ville reprend vie comme si l’air devenait plus respirable. Dans chaque cour, chaque tchaïkhana – ces maisons de thé où l’on prend aussi son temps –, trône un étrange meuble de bois : le topchan. Ni tout à fait lit, ni tout à fait table, c’est un large canapé surélevé, souvent recouvert de tapis ou de coussins sur lequel on mange, on dort, on discute, on boit le thé, on vit. On y monte pieds nus, jambes repliées, comme sur une scène en plein air.
Les enfants y font la sieste, les anciens y jouent aux cartes, les voyageurs s’y étendent, écrasés par la chaleur. Le topchan est un art de vivre à lui seul. Il incarne l’hospitalité ouzbèke, la lenteur ; une oasis de bois et de tissu, où le temps semble faire halte. Quand des gamins me demandent mon coming from ?, ils rétorquent aussitôt Kylian Mbappé ! Pour les plus âgés, ce sera plutôt Belmondo, et même un mystérieux Fantômas.
Samarcande révèle sa vraie beauté
Arriver ici, c’est être irrésistiblement attiré vers le Registan, qui signifie place du sable, cœur battant de la cité où l’on jetait autrefois ce même sable sur le sang des condamnés à mort. Deux imposantes mosquées se font face dans une symétrie parfaite : portails monumentaux, mosaïques bleues, minarets élancés. Le regard ne sait plus où se poser. Le lieu est majestueux, presque irréel. Sur le côté de ces deux mosquées, une médersa, qui jadis servit de caravansérail à d’illustres voyageurs parmi lesquels Ella Maillart dans les années 1930.
Au crépuscule, le Registan se pare d’un éblouissant spectacle de couleurs et de lumières, comme un feu d’artifice. Sur le vaste parvis, j’échange quelques mots avec Umida, une jeune mère célibataire. Sous son foulard à fleurs et sa lourde blouse de travail, cette femme ouzbèke balaie inlassablement les dalles chauffées par le soleil du jour. Quinze jours d’affilée, elle œuvre ici, puis s’accorde un seul jour de repos avant de recommencer. Son salaire de 2,6 millions de soms par mois – environ 175 euros – semble bien maigre face à l’éclat somptueux du décor qu’elle entretient. À travers cette femme, dont le prénom signifie Espoir, Samarcande révèle sa vraie beauté : celle des monuments et celle des mains qui les entretiennent.

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Non loin, la mosquée Bibi Khanym, autrefois la plus grande d’Asie ressemble à un vieux colosse de pierre cerné par une ville soviétique et fonctionnelle. Une ville agitée, sobre, parfois morne, rattrapée par les codes de la mondialisation : parkings, vitrines, cafés climatisés et monuments à double tarif – un prix pour les locaux, un autre, dix fois plus élevé pour les étrangers. Restaurées à l’excès, les mosquées du pays illustrent avant tout la stratégie patrimoniale de l’Ouzbékistan : faire du passé un atout touristique.
Leur fonction première s’est éteinte avec le chant du muezzin. Aujourd’hui, ce ne sont plus des lieux de prière mais des musées officiels estampillés UNESCO, où l’on entre comme on pénètre dans un théâtre. Les jeunes mariés viennent poser sous les coupoles bleutées, figer leur amour dans un cadre d’éternité. Le Registan est devenu un décor d’apparat. Des touristes – russes pour la plupart – cherchent ici l’Orient de leurs manuels d’école ou de leurs rêveries enfantines. D’autres traquent l’image parfaite pour Instagram.

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Trente-quatre ans après son indépendance, l’Ouzbékistan a su tirer profit de la richesse du passé. Les frontières tracées par Staline dans les années 1920 et 1930 ont figé dans un même pays les trois perles de la Route de la soie – Samarcande, Boukhara et Khiva – qui attirent désormais des voyageurs avides de marcher sur les traces de Marco Polo et de découvrir des monuments historiques illustrant dix siècles d’architecture musulmane.
Un voyageur poli
À quelques pas de là, les étals du bazar Siyab croulent sous les pêches et les abricots à la peau veloutée, les grappes de raisin d’un vert translucide, les pastèques, énormes, et les melons d’Asie centrale. Une marchande me tend un abricot sec, un seul, mais si savoureux qu’on le croirait être recouvert de sucre caramélisé. Les senteurs et les couleurs changent au gré des allées : cumin, coriandre, lavande sèche, épices moulues dans des sacs ouverts.
Des femmes aux foulards bariolés marchandent, des adolescents se chamaillent pour de faux, la vie jaillit de toute part. C’est le bazar. Les zéros s’accumulent sur les billets ; on devient vite millionnaire dans ce pays. J’achète une bouteille de soda dans une petite épicerie. La jeune vendeuse doit me rendre mille soms sur les quinze mille affichés. À court de monnaie, elle dépose simplement sur ma main tendue une boulette de fromage sec de la taille d’une bille. Un peu plus loin je fais halte dans un estaminet du Siyab et m’embarque pour une aventure culinaire en commandant un qatlama, un gros feuilleté farci à l’oignon. C’est bourratif, gras à souhait, et ça salit les doigts.
La cliente voisine de ma table, venue en famille, me tend une mixture brunâtre dans une petite coupelle, censée être une sauce piquante. Politesse oblige, je trempe mon qatlama dans ce mélange au goût de ketchup sucré agrémenté de vinaigre ménager. Faisons mine d’apprécier ; un voyageur poli se doit de l’être en toutes circonstances.

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Un petit container de chantier accueille un étrange salon de beauté où des femmes attendent de se faire colorer les sourcils par une esthéticienne tout sourire. Dans ce pays, les sourcils font partie intégrante de l’expression de la beauté féminine et des traditions. Ma présence dans ce salon exigu en fait rire plus d’une. À l’écart des coupoles bleues et de la circulation de Samarcande, un escalier serpente le long de la colline d’Afrosya au-dessus de la rivière Siyab.
Dans un petit mausolée repose – dit-on – le prophète Daniel, dont la dépouille fut rapportée de Suse par l’empereur durant sa conquête de la Perse. Le tombeau s’étire sur dix-huit mètres car le corps du vénérable continuerait de grandir. Juifs, chrétiens et musulmans s’y recueillent… Le miracle n’est peut-être pas dans les squelettes extensibles mais dans cette paix partagée entre croyants de ces trois grandes religions.
Un Russe agenouillé devant le tombeau du prophète récite ses prières, mains ouvertes, paumes tendues vers le ciel comme s’il attendait qu’on les remplisse. La véritable vedette du sanctuaire est un chien de prairie aux allures de marmotte installé près d’un pistachier vieux de six cents ans – lui aussi ressuscité, après l’avoir cru mort. Plus affamé qu’apeuré, l’animal focalise toute l’attention des visiteurs en se laissant photographier de près en échange de bouts de pain.

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Sans mot dire ni maudire
Malgré les caméras, les billets d’entrée à QR codes, les tee-shirts floqués I Love Samarkand ou All We Need is Plov, la ville de Tamerlan continue de titiller l’imaginaire… D’autres voyageurs ont jeté l’ancre durant une courte halte dans ce caravansérail des temps modernes qui m’accueille à Samarcande. J’y fais la connaissance d’un couple d’Italiens, Gabriel et Isabelle, à vélo depuis deux ans, Sofia l’Équatorienne, en selle elle aussi vers la grande aventure, et Guilhem, un jeune psychologue portugais, qui lui préfère les bus et le train pour tailler la route de l’Orient.
Un soir, débarque dans la cour de l’hôtel un Turc d’une soixantaine d’années venu d’Istanbul sur une moto solidement équipée pour les grandes steppes d’Asie centrale. C’est un motard de plus en colère contre les autorités chinoises qui lui imposent de payer 2 000 dollars pour franchir leur frontière. Un bus de nuit me conduit à Khiva, l’autre perle de la Route de la soie, située à environ 800 kilomètres de Samarcande. Acheter un billet relève de la chasse au trésor dans un pays où les bus des compagnies privées ne possèdent pas de guichets dans les gares routières. Le jeu consiste à repérer le bus garé à l’écart des stations puis appeler son chauffeur à l’aide d’un numéro griffonné derrière le pare-brise. Celui-ci remplira à distance les sièges au fur et à mesure. Un système bien hasardeux pour qui ne maîtrise ni l’ouzbek ni le russe.
En pleine nuit, le bus tombe en panne au milieu du désert. Les passagers sont débarqués en silence au milieu de nulle part, sous un ciel constellé d’étoiles. Le bus s’en va et tout le monde attend, résigné. Pas de village à l’horizon, juste un désert avec la chaleur encore prisonnière du sable. Les voyageurs s’installent sans mot dire – ni maudire – où ils peuvent avant que le bus ne revienne au bout d’une demi-heure. Et le fil du voyage reprend, sur une route de la soie qui n’a pas livré ses dernières aventures.
À l’aube, Khiva se révèle comme un décor qu’on aurait oublié de démonter après un tournage. Les murailles couleur d’argile, hautes et épaisses, encerclent la vieille ville, l’Itchan Kala. Cette petite oasis apparaît comme une miniature vivante de Samarcande : mosquées, médersas, caravansérails, tous inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO. Les touristes y sont plus nombreux que les habitants, donnant l’étrange impression d’évoluer dans un décor à thème, une sorte de parc d’attractions consacré à la Route de la soie du temps de Marco Polo.
Dans la lumière dorée du soir, Khiva s’endort derrière ses remparts comme une caravane au bivouac. Les ruelles exhalant des effluves de pain chaud cuit au four et de chachliks, les brochettes de viande, se vident peu à peu. Ici, chaque pierre, chaque ruelle, semble raconter la même vérité immuable : les routes évoluent, les empires s’effacent, mais les voyageurs, eux, continuent sans cesse de passer.