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Texte et photos Jamel Balhi • Novembre 2024

Trente-sept années se sont écoulées depuis mon premier et dernier passage à Bombay. Presque deux générations ; assez de temps pour un homme pour naître, se former à la vie, être enrôlé dans une armée, faire la guerre, se marier, avoir des enfants, devenir ministre, instituteur ou voyageur devant l’éternel. Bombay, elle, n’a fait qu’étendre ses tentacules, s’est vue rebaptisée en Mumbai, mais les plus nostalgiques continuent de l’appeler comme avant. 

Cette ville monstrueuse, peuplée de vingt millions d’habitants (peut-être plus) est une ancienne jungle tropicale devenue jungle urbaine et capitale économique d’un pays d’1,4 milliard d’habitants. Vue du ciel, l’intrication de deux univers est impressionnante : les tâches grises que forme l’enchevêtrement des toits en tôle ondulée et en bâche en plastique des bidonvilles contrastent avec les tours claires et les espaces plus aérés des quartiers résidentiels et d’affaires. 

De tout mon séjour dans la ville je ne verrai aucun sadhu, ni de singes, de dromadaires ou d’éléphants comme il est coutume d’en croiser dans New Delhi au milieu du trafic. Pas plus de vaches sacrées, ni de charmeurs des serpents… 

Bombay, comme Calcutta, n’est pas un site urbain ancien, c’est un port, une “Bonne Baie” qui a appartenu aux Portugais puis aux Anglais. Les ruines anciennes et prestigieuses n’y existent pas. Mais pas de doute, c’est encore l’Inde ; à chaque pas mes vêtements s’imprègnent d’un lourd parfum de curry et d’encens. Bombay se situe à la croisée olfactive des épices qui s’échappent des cuisines, des ordures en décomposition au bord de la route, du poisson tout juste pêché qui sèche en face, de l’encens que les commerçants font brûler sur les comptoirs des magasins, et des gaz d’échappement un peu partout. 

Payer en liquide 

Des millions de paysans de tout le pays ont quitté leurs campagnes pour venir s’échouer dans les rues de la mégalopole, faisant des trottoirs des foires commerciales débordant de petits métiers informels, et parfois des dortoirs à ciel ouvert. La chaleur et le bruit sont écrasants. Les taxis jaunes et noirs, comme des abeilles, ne cessent de vrombir au milieu des bus à impériale, des piétons, des charrettes à bras, des portefaix et des marchands ambulants. Je peine à marcher dans la rue, comme dans un magma immobilisé par sa propre densité.

Devant la gare de Chhatrapati Shivaji, ex Victoria Terminus, je tombe sur un aiguiseur de couteaux. L’homme est assis sur un lourd vélo indien calé sur sa béquille centrale. Les coups de pédales font tourner une meule fixée sur la barre du vélo. À quelques mètres de là, l’échoppe d’un réparateur d’iPhones attend ses clients. En trois pas, j’ai changé de siècle. 

Je suis interpellé tant par un cireur de chaussures que par une jeune femme qui se prétend guide touristique en exhibant un dépliant tout craquelé représentant diverses curiosités locales (hôtel Taj Mahal, la Gateway of India…). « 30 dollars, mister, pour la tournée des monuments. 20 dollars feront l’affaire ». Aussitôt me suis-je débarrassé d’une âme un peu encombrante, qu’une autre vient à ma rencontre. 

Et même cinq d’un coup, comme ce matin-là où je suis inlassablement suivi par cinq jeunes gavroches aux pieds nus qui ne me quittent pas d’une semelle. Cinq sourires ambulants exigeant à leur manière, eux aussi, leur taxe touristique. À l’approche d’une carriole de jus de canne à sucre, je décide de payer en liquide en offrant un verre à chacun ; aussitôt, le soleil irradie leur visage comme s’ils goûtaient pour la première fois à la douceur de la canne à sucre. La voie est libre… 

Je partage un thé à la cardamome devant la gare de Church Gate avec Kudung, un ancien capitaine de la marine marchande. Son jeune fils joue au cricket sur le grand terrain tout proche. Cet homme d’une cinquantaine d’années appartient à la classe aisée de Bombay, et explique que s’il y a moins de mendiants à Bombay que dans les autres villes du pays, c’est « parce que les gens donnent moins. On préfère voir les gens réussir dans le travail plutôt que tendre la main dans la rue »

Vu que la plupart des Indiens de la rue s’adressent à moi dans un anglais très simplifié, il m’est difficile de répondre autrement qu’en broken english, parfois en dodelinant de la tête à la manière d’un authentique Bombayen ! La Porte de l’Inde, Arc de Triomphe érigé il y a tout juste un siècle face à la mer d’Arabie ne mérite pas sa photo, tout échafaudé qu’il est. C’est par cette porte que les derniers Britanniques ont officiellement quitté l’Inde en 1947 après un siècle et demi de présence coloniale, laissant derrière eux le thé, le cricket, les uniforme scolaires, la conduite à gauche, les boites aux lettres rouges, les bus à impériale de la même couleur et les traditions so British. Devant ce monument, des équipes de tournages cinématographiques abordent les Occidentaux pour leur proposer des rôles de figurants dans la machine Bollywood à fabriquer du rêve. 

Les risques du métier 

Dans le brouhaha du marché de Bhuleshwar, je découvre par hasard Panjrapole, une maison de retraite pour vaches sacrées. Il s’agit en réalité d’une grande étable caritative fondée en 1834 pour soigner les ruminants en fin de vie comme ceux victimes d’accidents ou de maladies. Les Hindous viennent ici pour caresser les vaches et les nourrir, tout en faisant une donation en argent qui aidera à l’entretien du refuge. 

Je suis rappelé à l’ordre tandis que je photographie un inoffensif veau collé à la mamelle de madame la vache. L’interdiction de prises de vues est généralement réservée aux lieux de crémation. Bouddhiquement assis sous le banian planté au centre de la cour, je reçois en pleine tête la fiente d’un corbeau. Les risques du métier de photographe ne sont plus ce qu’ils étaient.

Dans l’épaisse végétation d’un grand parc sur la colline de Malabar se dissimule un lieu aussi sacré qu’interdit à toute personne étrangère à la religion parsie. Les Parsis, historiquement venus d’Iran, vénèrent le feu. Bien que déclinant en nombre, ils forment une riche communauté dans la ville de Bombay. L’eau, le feu et la terre étant considérés comme sacrés, les morts sont placés sur des plaques de marbre où ils sont dévorés par les vautours. 

No admission ! Ordonne une inscription à l’entrée du sanctuaire. Ne pénètre qu’une catégorie particulière de croque-morts. Ce lieu conservera tout son mystère… Je me contenterai d’un autre spectacle, celui d’un très jeune enfant funambule, le visage grimé, sur une corde tendue entre deux poteaux à trois mètres du sol. Ses parents et le reste de la fratrie attendent leur tour pour un numéro de saltimbanque à l’image des foires médiévales. 

Le plus grand bidonville de l’Inde 

Un train de banlieue au départ de la sublime gare de Chhatrapati Shivaji – elle ressemble à une cathédrale gothique aussi bien qu’à un château de la Renaissance – me conduit un matin à Dharavi, dans la banlieue nord. Je croise sur les quais des hommes et des femmes tirés à quatre épingles, téléphone collé à l’oreille. Encore imprégnés d’effluves d’eaux de toilette matinales ils vont d’un pas d’automates investir les bureaux à air conditionné, tandis que moi je pars me frotter aux habitants d’un bidonville dans une banlieue lugubre. 

Dharavi, c’est le plus grand bidonville de l’Inde. Un million de personnes s’y entassent sur une surface de 2 km2. Je ne serai pas seul à bord ! Depuis la gare de Mahim, proche de Dharavi, le décor s’impose de lui-même. Du haut du pont qui traverse la ligne de chemin de fer, on aperçoit des baraques de fortune couvertes de bâches bleues, de moellons, de bidons vides, s’étalant à perte de vue au ras du sol. Dharavi est une ruche grouillante d’activité. 

Ces ruelles sombres et insalubres ont servi de décor au film multi-récompensé Slumdog Millionnaire de Danny Boyle en 2008, retraçant l’histoire d’un jeune garçon malicieux issu de ce même bidonville.

La plupart des habitants du bidonville exerce une activité sur place dans les différents secteurs : poterie, tannerie, dinanderie, recyclage… Dharavi est ainsi devenue au fil du temps une zone industrielle à part entière. Les allées entre les habitations sont si étroites dans certains quartiers qu’il faut se placer de profil pour se croiser. Je me faufile à travers un dédale de ruelles boueuses parcourues par des gaines de fils électriques, sautant parfois sur des plaques de métal servant de ponts au-dessus de flaques. Derrière le rideau tendu le long d’une porte je peux apercevoir les membres d’une famille réunis autour d’un foyer, sentir les effluves d’un thé au lait bouilli dans une casserole. On me demande parfois d’entrer. Les sourires sur les visages donnent envie de s’attarder, comme chez ce potier qui m’invite dans son petit atelier et me propose un thé. 

Au coin d’une allée, je tombe sur une jeune doctoresse attablée en plein air face à un petit groupe de femmes. Après une rapide auscultation, celles-ci se voient délivrer gratuitement des médicaments depuis les cartons posés à terre. La toubib m’explique que la typhoïde et la malaria sont des maladies courantes dans le secteur. Faire connaissance avec Dharavi, c’est un peu comme s’approcher au plus près de la réalité globale de l’Inde. Des gamins pieds nus portent sur le dos d’imposants sacs emplis de bouteilles vides en plastique. Un trésor de guerre revendu 20 roupies le kilo, soit 0,22 €. Rien ne se perd, tout se transforme et surtout se revend. Cette économie informelle donne du travail à un million d’habitants. Ce bidonville vaut de l’or. Idéalement situé près de l’aéroport, le moindre mètre carré de terrain représente une fortune. De gros intérêts financiers trônent au-dessus de Dharavi. Mais les tours récemment construites ont déjà des allures de bidonvilles verticaux. 

Le miracle se produit 

Au retour dans le centre de Bombay, la fermeture à glissière de ma housse d’appareil photo, réparée il y a moins d’un mois en Géorgie, se défait à nouveau… « My friend, tu marches straight straight pendant dix minutes jusqu’au temple de Shiva, et derrière tu trouves le kiosque du réparateur de sac » m’indique une bonne âme dans un anglais très local. Je vais tout droit en en zigzags et le miracle se produit, je finis par dénicher l’artisan qui réglera le problème en peu de temps et peu de roupies. Rien ne paraît impossible dans cette mégalo botte de foin géante. L’Inde ne serait pas la même sans tous ces petits métiers de rue qui représentent un pan non négligeable de son économie. Au milieu des klaxons et de la poussière, ces lieux humainement accueillants et chaleureux constituent des pépites d’humanité.