Site portail de la ville de Tremblay-en-france logo

Sommaire

Texte et photos Jamel Balhi . Avril 2025
Après Miami Beach et la Floride, je me retrouve sans transition dans une capitale africaine, surpeuplée, bruyante et exubérante. Autre continent, autre ambiance. Dakar est l’une de ces villes du monde où les étincelles de vie jaillissent dans toutes les directions. La ville ne manque pas de musées ni de monuments à visiter, mais marcher dans les rues est déjà une découverte de la culture africaine. Les jambes sont le meilleur guide book que je connaisse. 

Dans une banlieue pauvre, Gwédiawaye, une maison détonne par son aspect coquet et sa couleur d’un rose éclatant et lumineux. Je suis face à la Maison Rose, un lieu unique dans la capitale du Sénégal, qui accueille dans un cocon protecteur une communauté d’une trentaine de femmes victimes de viols, de maltraitance et de rejet familial. Je peux aisément rencontrer la fondatrice de cette institution, une compatriote nommée Mona Chasserio.

Pour elle, je suis de facto un journaliste venu de France pour l’interviewer. Mona me conduit dans un bureau donnant sur la cour centrale de la Maison Rose, un ancien tribunal réhabilité. Sur un mur, la fresque d’une mère tenant son bébé au milieu d’un cœur résume la philosophie des lieux. Tout a été repeint dans cette couleur rose faisant penser aux malabars de mon enfance. Un goût de jeunesse pour faire oublier les cris de détresse lancés par toutes ces femmes venues se reconstruire ici. 

Reconstruire une identité 

L’histoire de cette humanitaire âgée de 76 ans commence en France lorsqu’elle prend conscience de la tragédie des sans-abris. Mona décide alors d’aller à leur rencontre. Une fois dans les rues autour de la gare de Lyon à Paris, elle découvre une autre réalité : « Il y avait beaucoup de femmes à la dérive et personne pour s’occuper d’elles.» Mona, qui a été élevée dans une famille bretonne de six filles, est convaincue que les femmes sont le pilier de la société. En 1992 elle fonde Cœur de femmes, une maison d’accueil et première association à aider les femmes SDF. Elle leur offre un refuge, mais veut surtout les aider à reconstruire une identité perdue. En 2008, elle quitte tout – enfants, mari, travail – pour s’installer au Sénégal afin de continuer son combat : sauver des femmes, des mères adolescentes, mais aussi des enfants victimes de violences. Mona s’est convertie à l’islam, comme pour répondre à « un appel mystique »

« Je ne me suis pas convertie à l’islam » se défend-elle, « l’islam s’est installé naturellement dans ma vie pour être au plus proche des gens dont je partage le quotidien »

Au terme d’une longue discussion je suis conduit dans un salon au sol recouvert de tapis pour assister au baptême d’un enfant de six mois issu du viol que sa mère a subi d’un marabout. La Maison Rose accueille aussi les femmes ayant fui des pays voisins comme la Guinée et le Mali. Certaines ont subi des abus par les mercenaires de Boko Haram. 

« Plus de 250 bébés qui ont connu la Maison Rose sont nés de viols » précise la bienfaitrice. « Après de telles atrocités, des jeunes filles ont voulu se suicider mais en venant ici, elles découvrent d’autres personnes comme elles, qui ont retrouvé le goût de vivre. Grâce aux ateliers de broderie, elles parviennent à se reconstruire ».

La Maison Rose rappelle que la vie, elle, n’est pas toujours rose pour un grand nombre de personnes vulnérables. Ici, le travail et les contacts humains dans un environnement sécurisé permettent de s’en sortir et de grandir. 

« Si aujourd’hui chacun fait ce qu’il a à faire dans le monde, on pourra alors être complémentaires et mettre de la joie là où il n’y en a plus vraiment »

La porte de la Maison Rose se referme derrière moi, et la journée continue… 

Un jeu de mikado 

Sur les conseils avisés d’un ami sénégalais rencontré dans la capitale, je prends la route de Samba Dia, une grosse bourgade poussiéreuse située à 200 kilomètres au sud, dans une région désertique du Sénégal. « C’est un lieu isolé de la civilisation, et pas trop loin du monde », précise Ali. Cet homme de cinquante ans vit dans le quartier de Rufesque avec sa femme Maguette et leurs deux enfants. Ali me suggère d’aller passer quelques jours à Tombou, le village où il a grandi et où vivent encore ses parents, oncles et cousins. Je décide volontiers de quitter Dakar et son indicible effervescence. Trouver le bon moyen de transport est un défi à relever dans une ville de 3,6 millions d’habitants qui ressemble à un jeu de mikado jeté à l’extrémité occidentale de l’Afrique et où les véhicules se disputent chaque centimètre carré. 

Le compteur de la vieille 404 familiale Peugeot qui me conduit à MBour, à mi parcours, affiche le million de kilomètres et devait être blanche dans sa prime jeunesse. Au Sénégal on les appelle communément les 7-places, mais le chauffeur ne lésine jamais sur le nombre de passagers. Des carrioles à cheval s’ajoutent à la cacophonie du trafic. Environ sept mille de ces attelages foulent les rues de Dakar, donnant une touche très rurale à la cité.

Beaucoup de conducteurs de ces carrioles viennent des zones rurales à la recherche d’opportunités économiques, surtout en période de faible récolte. À MBour, gros bourg posé le long de l’océan Atlantique, il me faut trouver un autre bus, ou n’importe quel autre moyen pour atteindre Samba Dia. 

Des milliers d’images s’entrechoquent tel un kaléidoscope déglingué, comme ces pneus de voitures coincés à la verticale dans un égout pour avertir de l’absence de plaque ; ces mamas africaines en robes affriolantes, une cruche d’eau en équilibre sur la tête, et des gamins pieds nus jouant au foot sur un terrain de sable, deux tee-shirts posés à terre pour servir de cages. Pour ces enfants des rues, il n’y a pas de petits terrains de football ; un carré de sable, deux cages de fortune, une grappe de gavroches africains, et voilà un stade de coupe du monde… Des fidèles endimanchés s'époumonent dans la Paroisse Notre-dame de la Purification, comme pour couvrir le chant du muezzin, ou plutôt ses hurlements, annonçant la rupture du jeûne. Un jeune garçon promène une cage en bois grouillante d’étourneaux emprisonnés. En choisir un au hasard pour lui rendre sa liberté coûte la modique somme de 100 francs, soit 0,15 euros. Pas cher payé pour retrouver le ciel, mais le volatile a été dressé pour revenir un peu plus tard à la cage départ. Dans l’autocar où je monte avec l’espoir d’arriver à destination, je cherche en vain de la menue monnaie au fond de ma poche et présente un billet de 10 000 francs, soit une quinzaine d’euros. « C’est 500, ton billet est trop gros ! » se désole la receveuse encagée à l’arrière du bus. 

« Dans notre culture, on s’entraide » lâche aussitôt sur un ton très prophétique un passager qui prend l’initiative de payer pour moi. « Tu me rembourseras plus tard »

Tout attendre du ciel 

Samba Dia se limite à un croisement de deux routes principales, une station de taxi-brousse et quelques magasins, au rideau baissé en journée du fait du ramadan. Je rejoins à pied Tombou par une piste rouge en latérite, longue de trois kilomètres. Le désert s’étale tout autour à perte de vue. À l’ouest l’Atlantique, à l’est un océan de sable parcouru par des chèvres et des baobabs. Tombou est un village de cases de terre séchée et toits en paille, entouré de massifs baobabs formant comme une muraille défensive.

Dans toutes les rues, on marche sur le sable du désert. Dans l’unique épicerie, il faut attendre que le client sorte pour pouvoir y entrer à son tour. Je retrouve Pap, l’oncle de mon ami Ali. Ce Sénégalais grand et robuste de 64 ans est marié à deux femmes. Polygame et néanmoins équitable, il partage sa vie entre deux foyers et deux familles. Devant sa maison : un solide baobab centenaire, des poules, des zébus, quelques chiens…. Je fais la connaissance d’Astou, 47 ans, robe en wax et cheveux enturbannés dans un foulard à fleurs, mère des quatre ados dont elle a la charge. La seconde épouse de Pap vit à l’autre bout du village avec trois autres enfants. Pap, lui, s’occupe surtout de ses dix vaches qu’il doit traire chaque soir. Les bêtes sont vendues au fil des naissances sur le marché qui se tient les mercredis et samedis à Samba dia.

Une case au confort très basique est mise à ma disposition. Dans la brousse africaine, un sommier, un matelas, même sans literie, c’est déjà du luxe. Les habitants de Tombou ont découvert l’électricité il y a quatre ans seulement, mais l’eau continue d’être puisée dans la terre. Tombou est le genre de lieu sur Terre où il faut tout attendre du ciel : la lumière du jour et de la nuit, le soleil pour se chauffer, la pluie pour faire pousser les récoltes, les satellites pour se guider sur Terre, les ondes radios pour s’informer…. 

Les estomacs reprennent du service au coucher du soleil, sonnant la rupture du jeûne en cette période de ramadan. 

Je goûte au sandwich spaghettis, le suivant, imposé d’office, sera garni de petits-pois et de patates douces. Les agapes pourraient s’arrêter là, mais vers 22 h, le repas du soir est servi dans un large plat commun posé au sol par la maîtresse de maison : carcasse de poulet, salade, frites, couscous de mil, des dattes en entrée et en dessert. Les journées s’achèvent dans une abondance de nourriture et de boissons comme pour combler les privations du jour. Pap a confectionné la bouye, une boisson traditionnelle préparée avec le fruit du baobab appelé pain de singe. Il sert ensuite religieusement le café Touba. Ce café au poivre de Guinée et clous de girofle possède un goût sorti des profondeurs des ténèbres ; une rude épreuve, ce café de l’hospitalité. 

La débrouille, à tous les étages 

Un matin, Pap me fait visiter l’école primaire où il a appris à lire et à écrire en français et en wolof. Un établissement bien tenu, disposé autour d’une vaste cour avec son drapeau national du Sénégal comme dans une caserne militaire. Mon ami entre comme chez lui dans les classes ; les élèves regroupés par soixantaines se lèvent aussitôt. Des poules et des moutons occupent parmi les élèves la cour de récréation. « Les poules, c’est pour nourrir les élèves à la cantine, et les moutons, nous les revendons pour financer l’école », explique N’Dar Faye, le directeur de l’établissement. La débrouille, à tous les étages de la société…

Je m’accorde de longues marches dans le silence du désert, comme pour oublier le bruit du monde qui frappe toujours à la porte sans qu’on ne demande rien. De l’Afrique à l’Arabie, les déserts ne le sont jamais vraiment. Il est toujours un bidon en plastique écrasé au bord de la piste pour rappeler que la civilisation n’est finalement pas bien loin. D’immenses baobabs aux troncs bombés tels des fûts à vin défiant l’éternité. Certains existant depuis 2500 ans ont connu Socrate, Bouddha et l’essor des premières civilisations. 

Un matin, une piste partant du village de Tombou me conduit huit kilomètres plus loin à Faidal, une petite bourgade de quelques maisons sur la route de Mbour. Faidal est connue pour son baobab sacré. Avec ses trente-deux mètres de circonférence, c’est le roi de la brousse. Un orifice dans le tronc permet de se hisser à l’intérieur en se contorsionnant. Une fois dans le ventre du mastodonte, je me retrouve nez à nez avec des chauves-souris qui prennent aussitôt leur envol. Peut-être entouré d’âmes de griots africains car il fut un temps où l’on inhumait à l’intérieur des baobabs ces conteurs et passeurs de traditions pour que leur âme continue d’influencer la communauté. Il ne manquerait plus que je reste coincé dans ce trou…