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Texte et photos Jamel Balhi • Janvier 2025

Selon l’implacable loi de la pesanteur, je pourrais vivre ma dernière heure sous un cocotier de Parkland Beach, une plage de Singapour face à la mer de Chine. À moins que cette noix de coco homicide bardée d’épines agressives et pesant dans les huit kilogrammes ne décide à la dernière seconde de dévier sa trajectoire et aller tomber ailleurs que sur mon visage. Je mesure le comique de la situation : mourir dans son sommeil écrasé par une noix de coco, après avoir traversé tous les continents du monde, bravé les climats les plus extrêmes, affronté des pays en guerre et parcouru plus de kilomètres qu’une bonne vieille Volvo d’occasion durant toute son existence. Et pas n’importe quelle noix de coco : le durian, le fruit star de Singapour.

 En plus d’avoir coûté la vie à de nombreuses personnes en tombant de 30 mètres de hauteur, ce fruit dégage une odeur comparable à celle du fromage trop fermenté ou du cadavre en décomposition. Malgré cette puanteur, on apprécie dans tous les pays d’Asie du Sud-Est sa chair crémeuse et pleine de fibres, même si, pestilence oblige, il est banni de nombreux lieux publics, des transports en commun et des hôtels. Son adoration est telle que sa coque épineuse a servi de modèle à l’opéra de Singapour.

Goûter à ce fruit sur un marché de Chinatown, c’est combler le gouffre culturel qui me sépare d’un Asiatique. Selon l’adage local, l’odeur du durian évoque l’enfer, et son goût le paradis. 

Coup de Sumatra

Faute de lieux bons marchés pour séjourner dans la cité-État (le coût de la vie y est l’un des plus onéreux au monde), j’ai jeté l’ancre pour quelques jours sur cette plage dans le sud de l’île. Des espaces de pique-nique avec barbecue et des terrains de sport équipés de douches publiques attirent beaucoup de monde. Des familles viennent y faire ripaille en fin de journée et les week-ends. Les joggeurs suent leurs kilomètres en suivant un parcours sécurisé, respectant scrupuleusement la ligne de peinture marquant la séparation avec le domaine réservé aux cyclistes.Courir avec un écouteur blanc enfoncé dans chaque oreille donne indéniablement un petit air californien comme à Venice Beach. 

Un groupe de joyeux drilles népalais m’interpelle et m’invite autour de leur table sur une pelouse publique. Installés depuis plusieurs années dans le pays avec leurs familles, ces hommes appartiennent à un commando de Gurkhas, une unité spéciale de l’armée britannique stationnée à Singapour. Ces soldats ont la réputation d’être courageux et féroces… Tous rêvent de rejoindre un jour la Légion Etrangère dans le sud de la France. Un rêve de soldats. Des cuisses de poulet grillées ravivent les papilles et des rasades de bière égayent les esprits. Le soir suivant ce sont des Bengalais qui me demandent de me joindre à eux durant une cérémonie en l’honneur de Vishnou. Quand le ciel menace, je trouve un solide abri sous quelque auvent en ciment pour finir mes nuits. 

Outre les noix de coco puantes, des pluies torrentielles s’abattent en une succession d’orages. C’est le fameux coup de Sumatra, ces redoutables orages qui se développent durant la nuit au-dessus de l’île voisine de Sumatra et se déplacent vers Singapour et la Malaisie, pour éclater avant l’aube. Le contour des buildings en acier et verre qui ont fait la réputation de Singapour s’estompe dans la grisaille du ciel.

Quelques impairs malgré tout

« Nourrir les singes vous coûtera 10 000 dollars d’amende ». Je pourrais remplir un livre d’images avec tous les panneaux d’interdictions que je croise sur ce petit territoire d’Asie. L’équivalent local de 7 000 euros pour avoir tendu un morceau de pain au macaque, c’est à se demander le pourquoi d’une telle sanction.

Dans cette cité-jardin aux allures bien proprettes il est des dangers que l’on ne soupçonne pas. Traverser une rue, c’est braver un tout autre péril que celui d’être percuté par une luxueuse citadine car omettre d’emprunter le passage pour piétons situé à moins de cinquante mètres, c’est prendre le risque d’une amende de 70 euros. Des écriteaux rédigés dans les quatre langues plus ou moins officielles – malais, mandarin, anglais et tamoul – le rappellent sur presque chaque trottoir. Le code de la route doit faire bon ménage avec le code du trottoir !

Les moyens mis en œuvre pour assurer la sécurité peuvent paraître obsessionnels dans cette bulle de tranquillité qu’est Singapour, où le crime n’existe presque pas. Le gouvernement autoritaire a transformé le pays en ruche aseptisée. Singapour aime l’ordre et la propreté, au prix de lois draconiennes sur les comportements à tenir. On croit respecter scrupuleusement les lois d’un pays, et on se retrouve à commettre malgré tout quelques impairs, comme traverser au rouge sur une avenue déserte… Personne n’apprécie de tirer la chasse d’eau à la place de son prédécesseur sur le trône. 

Dans les toilettes publiques, la sanction tombe si l’on oublie d’appuyer sur le bouton : 150 euros. L’ensemble de la population est ouvertement sollicité pour « aider » la police dans les petits délits du quotidien. Ces interdictions ont même valu à la ville d’être surnommée la « Fine city » ; fine signifiant en anglais à la fois « agréable » et « amende ».

À l’entrée des boutiques, des effigies de policiers avec menottes ostensiblement tenues à la taille rappellent que le vol à l’étalage est un crime (« Shop lifting is a crime »). De larges écriteaux posés sur les trottoirs indiquent le décompte des larcins qui furent déjoués dans le quartier. On doute qu’un habitant de Singapour puisse commettre un délit tant les personnes semblent marcher droit et présenter, pour la grande majorité, des allures plutôt élégantes. 

Une quantité pléthorique de caméras de surveillance tapisse l’intégralité de l’espace urbain. Le phénomène tend à se généraliser sur l’ensemble de la planète, mais les Singapouriens, eux, sont soumis à un contrôle total. Dans ce petit pays de six millions d’habitants – et sans doute autant de QR Codes – tous les petits délits sont en télé-réalité : jeter un mégot à terre, mâcher du chewing-gum.... Au poste de frontière de Johor Bahru, en venant de Malaisie, mon visage est enregistré à l’entrée ainsi qu’à la sortie du pays, nul besoin de montrer un quelconque document d’identité. L’officier m’appelle par mon nom et prénom en se penchant simplement sur son écran de contrôle… Bienvenue à Singapour !

Un magasin unique au monde 

À Singapour on passe avec aisance de la Chine à l’Inde. Chinatown, Little India… Pour avoir connu ces deux pays, je me retrouve ici dans leur version miniature, dans des rues propres, calmes et ordonnées. Une chose à chaque place et une place pour chaque chose. Une Chine de pacotille, avec des lampions rouges en travers des rues, comme il n’en existe plus dans l’empire du Milieu, et une Inde débarrassée de ses bruyants scooters et rickshaws… 

Dans Little India, ma tête chercheuse me fait aboutir directement dans un magasin insensé : le Mustapha Center. La devise de ce temple pourrait être « Si vous ne trouvez pas ici le produit que vous recherchez, c’est qu’il n’a jamais existé ». Sur six niveaux je suis projeté d’escalier en escalator, épaule contre épaule avec aussi bien un Chinois qu’un Gujurati égarés dans la même boite de maquereaux à l’escabèche. Dans une multitude de rayons en effervescence, défilent comme dans un kaléidoscope déglingué tissus, appareils hi-tech, sacs de riz basmati de 50 kilos, chaussures, appareils électroménagers, articles de plages, télévisions, tondeuses à gazon, batteries pour voitures, pour montres ou n’importe quel autre produit électronique. Trois cent mille références se côtoient dans un bazar labyrinthique incompréhensible pour un esprit cartésien. Dans ce champ de bataille commercial où les sarees et les robes de princesse jouxtent le rayon des roulements à billes, il y a en effet de quoi perdre sa raison, son temps et son argent.

Ouvert de jour comme de nuit, ce grand magasin équivaut à un Carrefour, un Castorama, un Décathlon, un Darty et les Galeries Lafayette réunis, mais surtout, le Mustafa Centrer incarne le symbole d’une réussite sociale. C’est l’histoire de Mohamed Mustafa Majid Khan, parti de son Uttar Pradesh natal en 1952 pour Singapour dans l’espoir d’une vie meilleure. De simple vendeur de rue dans Little India, il ouvre un premier magasin de vêtements avec son fils venu le rejoindre, et de fil en aiguille, ils créent un empire commercial en plein cœur du quartier indien de Singapour. Le Mustafa est un magasin unique au monde… où des caissiers dorment à tour de rôle la nuit entre les caisses enregistreuses. 

La dent de Bouddha 

Les buildings de Singapour remplissent tout l’horizon de leur gigantisme, comme pour faire oublier la taille minuscule de l’île. À chaque pays sa Tour Eiffel. Ici, trois tours de verre et d’acier de 55 étages, comme posées sur l’eau. On reconnaît de loin l’hôtel Marina Bay Sands, un monstre de 2500 chambres, 60 restaurants, une salle de spectacle de 2 000 places, un casino doté de 600 tables de jeux et 1 500 machines à sou et, à son sommet, flottant à 200 mètres dans les airs, un long navire toit-terrasse avec piscine olympique de 150 mètres à débordement, où pourraient s’aligner trois airbus A380. L’ascenseur du hall propose une vue céleste de Singapour pour 30 euros ; autant privilégier mon point de vue fétiche et de surcroît gratuit pour admirer la ville : le trottoir. Moins prosaïque que le Mustafa Center, voici le temple de la dent de Bouddha dans Chinatown. Immense, le sanctuaire occupe tout un pan du quartier. De nombreux Chinois très pieux s’y retrouvent. Au centre du Hall de la lumière sacrée, la plus belle salle du temple toute laquée de rouge avec sa profusion de statues sous un plafond de lampions baignés dans des effluves d’encens, je tente désespérément d’apercevoir la canine du vieux sage enchâssée dans son écrin d’or. Une vitre m’en sépare d’une dizaine de mètres. Cette dent du Bouddha aurait été retirée de son bûcher funéraire et ramenée d’Inde, via le Sri Lanka qui en fit cadeau à Singapour. Photos interdites, est-il mentionné sur la vitre. Pour une photo de la canine du vénérable, on n’ose imaginer le montant de l’amende. Avec toutes ces sanctions, on se sent loin de Bouddha et de sa tranquille mansuétude.