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Texte et photos Jamel Balhi . Mai 2025
Sous le bourdonnement ininterrompu des motos-taxis, Kigali s’anime telle une fourmilière bien ordonnée, rappelant parfois le tumulte de Saïgon. Respectueux des lois, les conducteurs de ces transports tarifés portent tous un gilet jaune affichant clairement leur matricule. Un casque trône sur la tête de tous les passagers. La ville respire la discipline et la propreté : des poubelles à chaque coin de rue, des trottoirs dégagés, des passants qui traversent à leur rythme sans crainte. Ici, pas de klaxons intempestifs, pas de chaos. Mes chaussures couvertes de terre rouge me rappellent que je suis pourtant bien en Afrique. Pour rejoindre la colline de Gisozi et le Mémorial du génocide rwandais, je m’en remets à la marche. Va pour huit kilomètres d’Afrique.

Trois très jeunes enfants aux sourires radieux m’accompagnent un bout de chemin et m’auscultent en silence, comme si je débarquais d’une brousse lointaine. Trois regards malicieux pour une image forte que je ramènerai du Rwanda. Dans le quartier de Karujira, un vaste hall au style rétro portant l’inscription “Église Vivante de Jésus” attire mon attention. Des psalmodies à voix haute s’échappent dans les rues. Je passe la tête par l’entrebâillement de la porte. Une main m’attrape aussitôt et me tire à l’intérieur. Une femme élégamment vêtue, dont la douceur du sourire tranche avec l’énergie ambiante approche une chaise en plastique et m’invite à m’asseoir derrière les fidèles.

Des bras se dressent simultanément devant un prêtre s’époumonant dans un micro relié à une sono aux aigus réglés à leur maximum. Les tenues vestimentaires rappellent les messes gospel des églises de Harlem à New York. J’ai plus l’impression d’assister à un spectacle de variété qu’à une cérémonie religieuse. Le prêtre en costume noir semble habité d’une mission divine, hurlant de tout son soûl en pointant l’index vers les cieux, comme s’il s’adressait à Dieu. Les offrandes s’effectuent au rythme des chants et de la musique. Des fidèles sont en larmes. L’Église de Jésus est bien vivante, on ne saurait le contester.

Empêcher que l'histoire ne se répète 

Le Mémorial du génocide rwandais est un lieu poignant. Ce grand espace de mémoire donne à comprendre les pages les plus dramatiques de l’histoire du Rwanda. À l’entrée, un jardin de pierres et de roses encadre l’allée principale. L’air est lourd, presque suspendu, comme si le lieu lui-même retenait son souffle. Ici reposent les restes de plus de 250 000 victimes, ensevelies dans de vastes tombes communes. De simples dalles de béton, alignées sobrement, marquent les sépultures. Pas de noms, pas de dates. Seulement une immense mémoire collective.

Un musée adjacent, géré par une ONG britannique de prévention des crimes contre l’humanité, retrace l’histoire officielle du génocide au Rwanda, jusqu’à la mise en place de la politique “d’unité et réconciliation” par le régime actuel. À l’intérieur du bâtiment, le silence est palpable. Une employée rappelle en me chuchotant à l’oreille qu’il est interdit de photographier. Le parcours commence par un récit historique : des panneaux et des films retracent l’histoire du Rwanda, exposant comment tensions ethniques et manipulations politiques ont conduit à l’horreur de 1994.

En exposant machettes – l’outil des génocidaires – massues cloutées et fusils, le musée raconte comment le Rwanda a été totalement dévasté en 100 jours et sentait “la puanteur de la mort” avec “des cadavres partout”. En témoignent les vitrines où sont exposés des dizaines de crânes et une partie des 20 000 photos de victimes données au musée par leurs familles. Ces clichés de vies anéanties rappellent ceux exposés par d’autres musées des grands drames du XXe siècle : Arménie, Holocauste, Cambodge, Bosnie… Je suis saisi d’émotion en découvrant le Mémorial du génocide rwandais, comme je l’ai été à Erevan en Arménie, à Dachau, Auschwitz, Srebrenica. Rendre hommage aux victimes innocentes en allumant la flamme du souvenir est une nécessité indispensable, cependant, empêcher que l’histoire ne se répète sous nos yeux relève d’un devoir indiscutable.

À l’extérieur, un jardin de la mémoire invite au recueillement. Des flammes, des plaques discrètes, des bancs pour ceux qui veulent méditer ou prier. Des survivants, mais aussi la jeune génération viennent ici régulièrement ; pas seulement pour se souvenir, mais pour s’engager à construire un pays différent.

Le sourire en prime

Pour les éclats de vie, les sourires farceurs et les effluves de gingembre, direction le grand marché de Kimironko, au nord-est de Kigali. L’endroit rêvé pour prendre le pouls d’une ville en effervescence. Sous le vaste toit de tôle ondulée, les allées étroites serpentent comme des veines où circule une foule dense, colorée, animée d’une énergie inépuisable, parlant aussi bien le kinyarwanda (l’idiome national), l’anglais ou le français. Mon appareil photo reprend du service. Chaque vendeur est un comédien, chaque étal un théâtre miniature.

Viandes, poissons, légumes, vaisselle, artisanat local, électronique, quincaillerie, chaussures, tout est propre, bien rangé, parfaitement aligné, à l’image des rues de Kigali. J’aurais presque envie de retrouver le désordre propre à ce genre de lieux. Les commerçants acceptent volontiers d’être photographiés dans leur activité, le sourire en prime. Des couturières devant leur machine à coudre transforment en quelques instants des étoffes colorées – kitenge, wax, pagnes – en robes ou chemises sur mesure pour leurs clientes.

Mon arrivée au pays des mille collines coïncide avec l’Umuganda. Le dernier samedi de chaque mois, de 8 heures à 11 heures, chaque Rwandais doit participer au travail communautaire afin de servir la collectivité en nettoyant les routes, en construisant un pont, une école, un centre de soins, ou en aidant une personne dans le besoin. Umuganda signifie “pilier de la maison” en kinyarwanda. Cette tradition remonte à l’époque précoloniale et a été institutionnalisée dans les années 1970, puis suspendue après le génocide de 1994. Elle a été réintroduite en 1998 pour soutenir la reconstruction nationale et renforcer la cohésion sociale. Umuganda a largement contribué à la propreté du pays, à l’amélioration des infrastructures et au renforcement du sentiment d’unité nationale. Il est considéré comme un pilier du développement et de l’autonomie locale au Rwanda. Résultat : je n’aurais jamais connu un pays aux rues si propres et si ordonnées.

La honte et l’exclusion sociale

En ce dernier samedi du mois d’avril, le ciel est débarrassé de ses épais nuages de pluie, laissant place à un soleil éclatant. Je prête la main à Modeste dans ses tâches à accomplir dans le secteur pour l’Umuganda.

Modeste est le jeune gérant de ma petite guesthouse du quartier de Nyamirambo. Cet homme d’une trentaine d’années tient également le bar jouxtant l’hôtel. Tout le voisinage est sur le pied de guerre pour remettre en état la piste en latérite, en piteux état après les dernières pluies. Un camion a déversé la veille un tas de terre sur un côté de la route. Aux habitants du quartier de l’étaler puis de niveler la voie avec cette nouvelle terre. Des ados en maillots Fly Emirates portant pelles et pioches, côtoient des pousseurs de brouettes et des mamies munies de sacs-poubelles. La participation au travail communautaire est obligatoire pour toute personne considérée comme apte, homme ou femme entre 18 et 65 ans.

Des aménagements sont possibles, comme pour les adventistes qui ne travaillent pas le samedi mais toute absence doit être justifiée par l’envoi d’un SMS ou d’un coup de téléphone à une autorité locale. L’Umuganda est inscrit dans la Constitution rwandaise et une absence non justifiée peut être sanctionnée par une amende pouvant aller jusqu’à 5 000 francs rwandais (environ 3 euros). “La honte et l’exclusion sociale sont des conséquences plus lourdes que l’amende elle-même”, précise Modeste, avant d’ajouter que “l’Umuganda est la meilleure chose qui peut arriver à notre monde et je crois qu’on devrait le pratiquer partout ».

Ce rituel du travail collectif est une affaire sérieuse. Durant ces trois heures de devoir national, magasins, transports et services sont suspendus pour que tout le monde participe, y compris le président Paul Kagame qui n’hésite jamais à se retrousser les manches au milieu de villageois anonymes. Des policiers arrêtent une des rares voitures qui circulent dans le quartier, contrôlent ses passagers et ordonnent à l’un d’entre eux de quitter le véhicule. Celui-ci se met aussitôt à débroussailler un talus au milieu des forçats du samedi.

Partout dans les rues de Kigali, je tombe nez à nez avec de larges affiches “Visit Rwanda”, exposant en très gros plan des lions, des éléphants aux larges oreilles déployées, des gorilles aux airs songeurs, comme autant d’ambassadeurs de la faune locale. Les grands singes des forêts africaines ? Le rêve de tout un chacun depuis l’enfance et les premiers albums d’images. Un rêve de riches avant tout. Le coût pour une visite aux gorilles au Rwanda est de 1 500 euros par personne pour un permis de trekking, valable une journée dans le Parc national des Volcans.

Ce prix ne comprend pas l’hébergement, le transport ou les frais d’entrée au parc. Le permis est obligatoire et donne droit à environ une heure d’observation des gorilles dans leur habitat naturel. Je me contente de photographier l’affiche du gorille ; c’est gratuit. Au fil des mines radieuses croisées dans les marchés, des gestes de solidarité gravés dans les habitudes, Kigali m’a montré un autre visage de l’Afrique. Un visage blessé mais déterminé à réécrire sa propre histoire. Entre les gorilles silencieux des affiches, les enfants rieurs, les travailleurs du samedi et les rues impeccablement propres, le Rwanda n’est pas seulement un pays de souvenirs, mais aussi un pays de promesses.