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Texte et photos Jamel Balhi • Février 2025

Luxembourg, Allemagne, France… Et tout juste quelques millimètres carrés au milieu du fleuve Moselle, point de rencontre de ces trois nations dans la petite ville luxembourgeoise de Schengen. Ces trois pays d’Europe réunis au milieu d’un fleuve constituent une des frontières insolites comme il en existe d’autres dans le monde, par le hasard de la géographie, les caprices des gouvernements successifs, les guerres de conquêtes ou la volonté d’un petit roi des temps jadis. 

À la faveur des accords de Schengen de 1985, aucun document ne m’est obligatoire pour franchir la Moselle sur toute sa longueur. L’accès ou non à un pays étranger est corrélé à toute une mécanique administrative qui ne cessera d’évoluer encore avec le temps.

Fasciné par les atlas et les cartes du monde, à la sortie de l’adolescence je trace sur un planisphère une ligne au stylo bleu entre la France et la Chine. Deux années plus tard je me lance dans une grande croisade : relier à pied les deux extrémités de cette ligne bleue. Ce parcours tumultueux me fait aller à la conquête du monde, en franchissant chacun des postes-frontières au fil des continents. Les postes de douane me sont devenus très familiers avec les kilomètres parcourus… 

Les cartes en papier s’effacent peu à peu au profit d’atlas numériques et autres GPS de plus en plus sophistiqués et précis, mais les frontières rappelleront toujours la division du monde, comme autant de cicatrices sur le globe terrestre. Elles indiquent où commence et finit chaque nation. Les frontières auraient pu ne jamais exister et le monde serait alors un village global protéiforme.

Un monde pas encore mondialisé

Des lignes souvent arbitraires ont été tracées depuis des milliers d'années en tant que délimitations géographiques, politiques et idéologiques. Les premières formes de frontières ont débuté avec l'émergence de civilisations organisées. Des sociétés comme celles de la Mésopotamie, de l'Égypte ancienne et de la Chine avaient déjà établi des limites territoriales pour protéger leurs ressources et définir leurs territoires. Même si le tourisme n’existait pas encore en des temps si anciens, passer d’un territoire à l’autre devait être bien plus aisé, et source de bouleversants dépaysements dans un monde pas encore mondialisé.

Au XIXe siècle, avec la montée des nationalismes, les frontières ont pris des formes plus rigides et officielles. Des murs ont même été construits entre des pays. Il en existe plus de 70 aujourd’hui et la liste ne cesse de s’étoffer. Bien avant les passeports biométriques et autres visas électroniques, la plus longue frontière matérielle fut construite à partir du 3e siècle avant J.C. : la grande Muraille de Chine. Jiayuguan à la lisière du désert de Gobi en constitue son extrémité la plus occidentale ainsi que l’une des portes d’entrées marquant la séparation entre l’Empire du Milieu et le monde considéré comme barbare. C’est le seul mur de séparation classé au Patrimoine mondial de l’Unesco que j’ai traversé.

Il existe plusieurs milliers de postes-frontières terrestres séparant 193 États souverains ; autant de portes d’entrée et de sortie d’un pays. Treize passeports m’ont été jusqu’à aujourd’hui nécessaires pour franchir un nombre considérable de ces bureaux de douane, dont certains au milieu de vastes espaces désertiques, comme entre l’Algérie et le Mali ou bien entre le Canada et le nord des Etats-Unis dans leur partie centrale. 

L’une des frontières les plus insolites qu’il m’ait été donné de franchir se situe au milieu d’un pont jeté entre deux pays séparés par un océan. Bahreïn constitue un État insulaire du Golfe persique qui ne devrait en toute logique partager aucune frontière terrestre avec ses voisins. Les rois du pétrole en ont décidé autrement. Un pont d’une longueur totale d’environ 25 kilomètres relie désormais Bahreïn et son puissant voisin l’Arabie Saoudite, entièrement financé par ce dernier. Une île artificielle bâtie à mi-distance entre le Royaume saoudien et l’État de Bahreïn accueille le poste-frontière. Cette île en béton servant de douane mérite bien son nom de Passport Island. Elle pourrait aussi s’appeler Alcatraz depuis qu’une prison y a été construite.

J’ai pu franchir ce pont interdit aux piétons en demandant l’accord au Prince Mohamed Salman Al-Suad Fahd lors d’une rencontre fortuite à Al Khobar en Arabie Saoudite. Un OK ! suivi d’un coup de téléphone aux douaniers du pont. Le vendredi, jour férié dans les pays arabes du Golfe, de nombreux hommes saoudiens traversent le pont en voiture pour se rendre à Manama où la législation sur l’alcool est plus tolérante que dans leur pays d’origine.

En avance de 21 heures

Certains pays sont en pièces détachées sur la carte du monde. On quitte l’Alaska, 49e État des États-Unis, ou plutôt désunis, pour le Canada, avant de revenir en Amérique par l’État de Washington. Si l’Alaska est si éloigné géographiquement du pays auquel il est rattaché, c’est parce que ce territoire fut acheté à la Russie par les États-Unis en 1867 pour 7,2 millions de dollars. L’argent a au moins permis d’éviter une guerre territoriale de plus… 

Dans cette partie isolée du globe j’ai approché une frontière des plus étonnantes qui soit. Au milieu du détroit de Béring, deux îles distantes de quatre kilomètres marquent la frontière entre la Russie et l’Alaska, donc les Etats-Unis. Deux superpuissances mondiales séparées par deux petits territoires rocheux. À l’ouest, l’île de la Grande Diomède en territoire russe, à l’est, la Petite Diomède, côté Amérique. 

En plus de cette frontière d’État, il en existe une autre : celle de la ligne de date internationale, située entre ces deux îles. Ainsi, les horloges de la Grande Diomède (appelée aussi l’île de demain) sont en avance de 21 heures sur celles de sa voisine la Petite Diomède (l’île d’hier). Passer de l’une à l’autre permet de passer vers un autre pays, un autre continent… et un autre jour. Deux tours de cadran horaire pour séparer deux pays valent bien mieux qu’un mur et des miradors.

On se demande aussi comment on en est arrivé à tracer une séparation administrative entre deux États en plein milieu d’une rue, voire d’une maison d’habitation. À Büsingen, une petite enclave allemande en territoire helvète, j’ai commandé un café dans une taverne dont une moitié de la terrasse se trouvait en territoire suisse, et l’autre sur le sol germanique. Une ligne de peinture blanche tracée sur le sol marque la frontière territoriale. On peut payer sa consommation en francs comme en euros. Cette petite singularité territoriale trouve son origine dans un vieux conflit au XIXe entre Suisse, Allemagne et Autriche.

Le pays qui n’existe pas

J’ai traversé des frontières officielles séparant des pays aux contours administratifs bien définis. Cela n’a pas toujours été le cas. Il y a quelques années je me suis rendu dans un pays qui n’existe pas et qui possède pourtant sa capitale, son Parlement, son hymne national, son drapeau, son équipe de football et sa monnaie, bien que n’ayant aucun cours légal. Encerclé par l’Ukraine et la Moldavie – dont il se détacha au terme d’une guerre fratricide en 1992 – ce pays étrange n’est autre que la Transnistrie, une nation autoproclamée reconnue par aucun pays membre de l’ONU, pas même le puissant allié russe qui en assure la défense militaire. Capitale de l’État fantôme, Tiraspol a réussi jusqu’à aujourd’hui à préserver ses frontières et son indépendance. 

Une destination « fortement déconseillée » par le ministère français des Affaires étrangères. Il n’en fallait pas plus pour susciter mon intérêt. Au poste-frontière en venant de la Moldavie, le douanier transnistrien me remet une mince feuille de papier blanc. Inutile d’attendre un tampon officiel d’un pays fantoche. Je dois conserver précieusement ce document valable douze heures jusqu’à ma sortie du territoire, avant 20 h 38, et 43 secondes... et pas une de plus ! Douze heures, cela peut être très court si les ennuis surviennent. Égarer ce document ou mon passeport dans cette zone de non-droit m’exposerait à des problèmes kafkaïens. La capitale n’est dotée d’aucune ambassade de France ni d’un autre pays…

Le passage d’une frontière est toujours un moment sérieux. Y vivre des expériences cocasses permet d’en conserver de meilleurs souvenirs, comme au poste de douane entre l’Uruguay et le Brésil. Arrivé après la fermeture de la douane dans la ville frontalière de Rio Branco en Uruguay, je passe la nuit dans l’herbe d’un petit square à proximité de la barrière rouge et blanche. 

Au réveil je découvre que mes chaussures ont disparu. J’avais pris soin de les ôter la veille avant de fermer l’œil. À leur place, des godillots déchirés et puants échangés durant mon sommeil par quelque malotru qui a cru bon de me dédommager du vol de mes chaussures en me laissant ses grolles. Pas question d’accepter cet échange standard ! J’ai dû acheter à la va-vite une paire de tongs à 90 pesos (2 euros) dans une échoppe de Rio Branco pour entrer au Brésil autrement qu’en va-nu-pieds. Pour entrer dans le pays du premier producteur mondial de tongs, on ne pouvait rêver tenue plus adéquate…