À Malacca, chez Hello Kitty et compagnie
C’est dans la ville malaisienne que nous retrouvons cette fois Jamel Balhi. Entre pousse-pousse, diversité religieuse et bâtiments chargés d’histoire…
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© Jamel Bahli / Ville de Tremblay-en-France
Texte et photos Jamel Balhi • Décembre 2024
Les gondoles à Venise, les taxis noirs à Londres et les trishaws à Malacca. Bruyants, exubérants, bardés de fleurs synthétiques et de grosses peluches Hello Kitty ou la princesse des neiges, les cyclos pousse-pousse de Malacca en Malaisie appartiennent au folklore local. Dans cette ville de la côte ouest classée au Patrimoine mondial de l’Unesco, c’est une bicyclette flanquée d’une banquette latérale surmontée d’une toiture pareille aux ailes de papillons qui transporte les habitants. Avec leur enceinte embarquée à plein volume, on pourrait les confondre avec une discothèque ambulante animée par son D.J. pédaleur.
En Asie, rickshaw, tricycles ou pousse-pousse sont des moyens de locomotion bon marché et fort pratiques ; ils sont partout et vont partout. Aucun des trois cents conducteurs qui se partagent les pavés historiques de la cité n’a manqué d’imagination pour attirer le touriste avec une seule règle : l’outrance. Najmi, la cinquantaine, attend ses clients au pied de la colline de Saint-Paul qui surplombe le détroit de Malacca. Une peluche de Mickey orne l’avant de son pousse-pousse, et le reste de la monture est presque entièrement recouvert de fleurs multicolores en plastique, comme un message subliminal : louez-moi !

© Jamel Bahli / Ville de Tremblay-en-France
Ses 36 années passées au guidon de son trishaw ont déjà fait de lui un vétéran malgré son visage juvénile tout sourire et son corps toujours fringant. « J’aime mon métier, car je vois du monde. Quand les clients montent dans mon trishaw, ils sont contents. Certains jours je ne gagne rien, et d’autres je peux faire 150 ringgits (30 €) ». Chaque propriétaire bricole et décore lui-même son pousse-pousse. Chacun a sa propre marque de fabrique, et c’est à celui qui sera le plus coloré et le plus excentrique, si possible avec les derniers tubes à la mode, à fond de caisse. « Le week-end et durant les vacances scolaires, il y a plus de clients, mais plus de concurrence aussi car tous les trishaws sont de sortie. Il y a donc moins de travail pour chacun. La course d’une heure où je fais découvrir aux touristes les principaux monuments rapporte 40 Ringgits (8 €) », livre Najmi, fier de faire connaître son métier à un inconnu.
Ce mois de novembre est le plus humide de la région, aussi avons-nous tout le temps de discuter, sous le regard d’un Saint François-Xavier solidement boulonné sur son piédestal face au détroit de Malacca reliant l’Océan Indien et le Pacifique, l’un des passages maritimes les plus encombrés de la planète.
Rue de l’harmonie
Malacca entre en effervescence avec son marché de nuit du week-end fréquenté surtout par les touristes chinois venus de Singapour. Églises, mosquées, temples bouddhistes, il y en a pour tous les croyants. Venez comme vous êtes, devrait-on lire à l’entrée de la ville.

© Jamel Bahli / Ville de Tremblay-en-France
Le quartier chinois embarque ses visiteurs dans la Chine impériale avec des ruelles aux façades colorées garnies de lampions rouges et des porches de maisons soutenus par des piliers en bois gravés d’idéogrammes. Dragons, phénix, fleurs et personnages en tessons de porcelaine ornent les pagodes des temples bouddhistes enfumés d’encens. Ce melting-pot culturel a vu passer les Portugais, les Hollandais, les Britanniques, chacun ayant au fil des siècles envahi puis massacré les précédents. Le centre de Malacca gravite autour de la place rouge, comme la couleur des édifices qui la composent. L’imposant Stadhuys construit par les Hollandais, toujours eux, vers 1650, servait de résidence aux gouverneurs de l’époque et de siège social à la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, première multinationale du monde.
Tout à côté et tout aussi rouge, l’Église de Jésus-Christ. Les Hollandais n’ont pas cherché loin pour daller leur église. Des pierres tombales portugaises ont fait l’affaire. Église, temple bouddhiste, temple hindou et mosquée se côtoient dans la même rue. Est-ce un hasard si cette voie du quartier historique se nomme rue de l’harmonie ?

© Jamel Bahli / Ville de Tremblay-en-France
Anciens combattants
Malacca est une ville de taille modeste qui se découvre aisément à pied, facilitant les rencontres. Au diable les trishaws et leur boucan d’enfer !
Je fais la connaissance de Damek, un cycliste au long cours originaire de la République Tchèque. Assis à une terrasse de Chinatown, nous partageons un café et quelques histoires en regardant passer ces inévitables pousse-pousse. Ce grand gaillard d’une quarantaine d’années arbore une chevelure de Christ et un sourire qui s’ouvre sur quelques incisives en moins. « Une mauvaise chute en Thaïlande ». En 2022 il quitte sa ville natale de Prague pour aller se frotter au monde et à ses habitants. « Le vélo est un passeport pour la nuit. Les gens se sentent d’emblée en confiance alors ils m’invitent chez eux. Certains aimeraient faire pareil, aller voir ailleurs, mais ils réalisent qu’ils ont bien trop d’attaches alors ils préfèrent rester au chaud ».
La Terre est ronde mais ne tourne pas toujours très rond ; il fallut sauter dans des avions pour contourner les zones de turbulences géopolitiques. Après une vingtaine de pays traversés sur son deux-roues, Damek ne craint plus ni les guerres ni les aléas de la route, mais le nouveau système des réservations d’hôtels. Selon lui, des plateformes virtuelles ont fait main basse sur l’univers des hébergements. De nombreux lieux d’accueil, même la plus anonyme des guesthouses, obligent leurs clients à ce genre de réservation préalable. L’évolution technologique n’a pas épargné le monde du voyage. Les nuits d’hôtel se transforment au fil du temps en expérience client notée d’une à cinq étoiles. Ma discussion avec Damek a vite fait de tourner à une nostalgie d’anciens combattants….
Je fais une autre rencontre dans une petite rue en plein centre de Malacca : un varan. Ce gros lézard d’environ un mètre de long se promène allègrement sur la chaussée au milieu du trafic, et accélère le pas lorsque je tente de m’en approcher ; le temps d’une photo et le voilà évaporé sous la clôture d’un jardin.
Surtourisme scolaire
Les musées sont légion à Malacca : musée de l’islam, du timbre-poste, de la Marine royale, de l’architecture, de la jeunesse, du fantôme, et même de la beauté. Je jette mon dévolu sur l’ancienne prison Penjara Banda Hilir.
Cette célèbre maison d’arrêt fut transformée en musée après le transfert en 2014 de ses occupants dans un nouveau lieu de détention bien plus moderne. La visite de cette triste prison construite en 1860 par les Britanniques s’avère fort instructive. On peut déambuler dans les cellules hautes et étroites, vierges de toute ouverture. Dans le parloir, des photos d’époque montrent des mains qui tentent en vain de s’enlacer de part et d’autre d’un grillage.

© Jamel Bahli / Ville de Tremblay-en-France
L’ancienne prison de Penjara Banda Hilir permet de jeter un regard sur les conditions de détention du système carcéral national. En Malaisie comme dans les pays voisins, des peines souvent très lourdes sont infligées aux condamnés, même pour un simple vol de marchandises dans un magasin. Des objets anodins sont présentés tels quels, comme ces machines à coudre sur lesquelles les prisonniers confectionnaient eux-mêmes leur uniforme, ou les objets confisqués aux proches lors des visites : une lame de rasoir dissimulée dans un dentier, une liasse de billets insérée dans les semelles d’une paire de tongs…
Le plus marquant de la visite restera la salle d’exécution située à l’étage. Sous une vitrine, tel un précieux trésor : un bandeau d’obstruction, une cagoule noire et une corde. Face aux barreaux d’une sombre cage, au bout d’un couloir tout aussi obscur, un échafaud et une trappe restée béante. Quelques graffitis anonymes sur le mur des cellules tentent d’insuffler une petite touche d’humanité.
Un groupe de collégiens en visite à la prison a eu la bonne idée de pénétrer au même moment que moi dans une cellule. Je me retrouve confiné et coincé dans quelques mètres carrés au milieu d’une vingtaine de jeunes en uniformes jaunes, bruyants et agités. Me voilà pris au piège dans un métro aux heures de pointe, prisonnier du surtourisme scolaire.
Dans la cour, une étonnante leçon se met en place. Un ancien gardien pénitencier s’adresse aux élèves et à leurs professeurs assis sur des rangées de chaises. Ce dernier explique à l’aide d’une épaisse tige de bambou et d’un mannequin comment infliger leur punition aux suppliciés. Drôle de cour, drôle de sortie scolaire. De retour sur la voie publique je retrouve le soleil et les trishaws aux couleurs acidulées. Après l’étroitesse des geôles limitant tout mouvement, leur joyeux défilé procure une apaisante sensation de liberté.