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Texte et photos Jamel Balhi • Octobre 2025

Toutes les villes du monde méritent une escale, et Mascate n’échappe pas à la règle… Mais qu’on se le dise : la capitale du Sultanat d’Oman, nichée entre montagnes rocheuses et mer d’un bleu profond, n’est ni une ville-musée comme Florence, ni une mosaïque d’empires à l’image d’Istanbul ; question monuments, une demi-journée suffit à en faire le tour. 

On visite le palais cérémonial du Sultan, élégant et coloré mais fermé au public. On s’émerveille dans la grande mosquée du Sultan Qaboos, avec son tapis persan géant tissé main (l’un des plus grands du monde) et son lustre central de huit tonnes. On pousse la porte du musée national pour saisir les fondations d’un pays fier de ses traditions, et l’on termine, peut-être, par un moment de détente à l’Opéra royal, incarnation moderne de l’amour du Sultan pour la musique classique.

Tu vas où ?

C’est le milieu de l’après-midi. Chauffées sous un soleil assassin, les rues sont désertes à l’exception de quelques balayeurs en gilet fluo, et de chauffeurs de taxis jouant aux cartes assis en cercle sur une natte posée sur le trottoir en attente d’hypothétiques clients. “Tu vas où ?” me lance l’un d’eux en anglais. Sans doute un Afghan avec sa longue chemise descendant aux genoux et son bonnet de feutre vissé sur la tête. Quand je réponds “au souk de Mutrah”, avec l’assurance de celui qui n’a pas l’intention de monter dans un taxi pour parcourir un kilomètre, il rétorque : “tu aimes marcher ou tu veux économiser de l’argent ?”. — “Les deux !”

À Mascate, les stations de taxis blancs et orange ressemblent à de petites oasis où les chauffeurs s’agrègent entre deux courses. Ils y font la sieste, partagent le café à la cardamome, échangent des blagues dans un mélange d’ourdou, d’arabe et d’anglais, et invitent parfois le passant à s’asseoir. Je suis systématiquement invité à partager leur breuvage, sommé de décliner ma nationalité. Durant ces heures suspendues à la chaleur du jour, la ville s’immobilise. Toutes les boutiquent sont closes à 13 heures, mais les portes restent ouvertes, les marchandises étalées à l’extérieur comme si rien ne pouvait disparaître. 

Un simple manche à balai posé en travers de l’embrasure indique avec une désarmante confiance l’absence temporaire du propriétaire. De riches Omanais laissent même tourner le moteur de leur voiture sur le parking pendant leurs achats pour maintenir la climatisation. Cadeau de la municipalité de Mascate : des abris bus transparents comme des aquariums et climatisés à outrance. On attrape un bus, et aussi un rhume.

La route qui descend vers le centre longe des falaises déchiquetées sculptées par les siècles. L’absence de gratte-ciels et de façades de verre clinquants, si familiers aux Émirats ou au Qatar, apaise l’esprit et donne à voir un Orient moins tapageur. Les seules silhouettes dressées sur les hauteurs sont celles des anciennes tours de guet portugaises construites au XVIe pour défendre la ville des Ottomans. 

Ladies Taylor, Ladies Hairdresser, Ladies Perfume : je suis manifestement dans le quartier des boutiques réservées aux ladies, comme en attestent les enseignes. Mais pour l’heure, le quartier m’appartient, ainsi qu’aux chats. Ces animaux errants, bien souvent étalés dans la poussière, paraissent bien mal en point. On aurait envie de les prendre, leur donner un bain, une souris et un coussin pour une sieste dans un coin à l’ombre. 

L’air humide diffuse un parfum de myrrhe mêlé d’encens. Cette odeur suave m’accompagne tout au long du séjour. Partout, dans les maisons, les mosquées et les boutiques, on fait brûler dans des encensoirs en céramique le luban omanais, une résine aromatique extraite du boswellia sacra, un arbre du Dhofar, au sud du pays.

À proximité du souk, localement surnommé Al Dahlam ("le marché des ténèbres"), des hommes enturbannés accroupis sur le sol devant une bâche trient des morceaux de luban et de myrrhe, emplissant des sacs en plastique sur une petite balance. Ce parfum solide se retrouve aussitôt sur les étals des commerçants alentours. Un rituel aussi vieux que la ville. Les marchands aiment raconter que Marco Polo lui-même évoquait déjà cet “or parfumé” venu des montagnes du Dhofar. Oman possède manifestement son identité olfactive.

Ambiance alibabesque

À 16 heures, l’heure officielle de réouverture du souk, l’agitation reprend, tel un animal qui s’ébroue. Les rideaux métalliques se relèvent dans un bruit de chaînes, les tandooris des gargotes indiennes rallument leurs braises et les boutiques retrouvent leur effervescence. La foule afflue et la chaleur reste tout aussi étouffante malgré le soleil qui décline derrière les collines. Mascate donne l’étrange impression de réunir plusieurs mondes. De rue en rue, on passe d’un pays du sous-continent asiatique à un autre. 

À Oman, près d’un habitant sur deux vient de l’étranger, principalement d’Asie. Après être entré chez un coiffeur sri-lankais, je m’arrête dans un boui-boui sans nom, coincé entre une agence Western Union et une boutique de tissu, et commande un karak — thé au lait et aux épices. À l’intérieur : du formica, trois ventilateurs fatigués et une télé diffusant un match de cricket indien.

La clientèle est composée d’ouvriers en salwar-khamis : Pakistanais, Bengalis, Afghans. : “Tu travailles ici ?”, me demande l’un d’eux. “Non”. “Alors pourquoi tu viens boire ici ?”. Ce Bangladais originaire de Chittagong vit à Mascate depuis 12 ans et ne voit sa femme et ses deux filles qu’une seule fois par an. Employé dans une entreprise de construction, il travaille sept jours sur sept pour un salaire de 200 Rials (445 euros) par mois, et ne se repose qu’une demi-journée par semaine.

 Il vient passer ce précieux temps libre dans cette gargote où il retrouve ses amis. Dans tous les pays arabes du Golfe je retrouve ces bons bougres qui ont quitté leur terre natale dans l’espoir de faire vivre une famille restée au pays. Pour eux, le travail est une clé de survie. L’idée de venir ici pour une simple visite d’agrément leur est impensable.

Oman regorge d’échoppes dans les replis du souk, où des artisans assis derrière des presses antédiluviennes fabriquent d’insignifiants composants en métal doré, qui, assemblés un à un donneront naissance à une précieuse boucle d’oreilles, une bague ou le fourreau d’un khanjar, le traditionnel poignard recourbé que certains Omanais portent encore à la ceinture. Un travail d’orfèvre réalisé dans la pénombre et le boucan des machines. Jamais avares de sourires, ces hommes venus de loin contribuent à l’ambiance alibabesque de Mascate. 

Depuis mon arrivée dans ce pays du Golfe persique, j’évolue presque exclusivement dans un univers masculin. Pourtant bien présentes dans l’espace public, les Omanaises vivent dans un monde parallèle. De ces femmes, je n’aperçois que la lourde et sombre abaya locale, les contacts demeurent très furtifs, voire inexistants. J’ai principalement à faire à la gent masculine, comme si la ville m’avait ouvert les portes d’un harem d’hommes.

Un matin, je file vers le marché aux poissons, en quête d’une bonne pêche de photos. Il est à peine six heures et déjà la lumière cogne sur les tôles blanches du bâtiment. Devant l’entrée, ça sent l’eau de mer et l’huile de moteur. Des camions déchargent. Jadis grouillant et désordonné sous un modeste hangar, le marché est devenu une grande halle aux allures futuristes aux sols, aux murs et aux tables semblables à un grand bloc opératoire pour les poissons.

À l’ombre du miracle économique

Un requin est découpé en tranches au couteau devant l’acheteur, tandis qu’un homme en dishdasha (la jellabah portée dans le pays) vient choisir un thon jaune pour sa famille. À côté, un restaurant de Mutrah passe commande de calmars vivants. M’approchant d’un étal, un jeune Indien me montre avec fierté un énorme mérou pêché à la ligne. Il m’explique son quotidien : lever à 3 heures dans la mosquée où il dort, livraison, tri, nettoyage… 

Plus loin, un vieil Omanais fume en silence devant son étal vide. Il ne vend plus. Il vient “voir les anciens collègues”. Un gamin passe à côté en poussant un chariot chargé de sardines, pieds nus sur le carrelage mouillé. La mer, ici, est à la fois richesse et piège. Elle nourrit, elle emploie, elle tue parfois. Elle a façonné le pays, mais aujourd’hui ceux qui en extraient la matière première ne sont plus les Omanais des livres d’histoire ; ce sont les travailleurs venus d’ailleurs, au statut précaire, au visage invisible.

 Ils vivent dans des baraques de fortune, parfois dans des containers, à l’ombre du miracle économique. Le marché sent le sang, la marée et le chlore comme dans toute ville portuaire dans le monde. Une odeur qui colle à la peau. À la sortie, des chats attendent les restes.

Aux premières lueurs du jour quand la lumière dorée fait scintiller "la Corniche" de Mutrah, je m’aventure le long d’une volée de marches taillées directement dans la pierre, derrière les anciennes maisons blanches qui côtoient le vieux souk. Un léger parfum d’encens flotte dans l’air, porté par la brise marine. Le chemin s’élève rapidement pour atteindre un premier point de vue spectaculaire sur le port, les coupoles dorées des mosquées et la silhouette du Fort de Mutrah. L’imposant yacht du Sultan se devine au loin, contraste avec les petits boutres en bois sur les eaux du Golfe.

Notre humanité commune

Les anciennes caravanes ont emprunté ce même chemin,  reliant Mutrah à Mascate par-delà les montagnes. Aujourd’hui ce sont plutôt des chèvres effarouchées que l’on aperçoit entre les rochers au sommet des crêtes. Au milieu de la matinée, le couperet tombe : le soleil attaque. La température dépasse les quarante degrés avec un très fort taux d’humidité. 

Mon pantalon colle à la peau comme s’il était enduit de pâte de datte, la nourriture des chameliers. Après plusieurs heures de marche, le chemin aboutit sur un vaste plateau où un chantier est en cours. Des ouvriers engoncés dans un bleu de travail, visages enroulés dans une écharpe de laine tenue par un casque en plastique construisent un funiculaire pour un futur complexe touristique. 

J’ai droit à mon sempiternel “tu vas où ?” Puis, sans que je leur demande ils m’indiquent la fontaine réfrigérée à l’ombre d’une baraque. Ici l’eau est un langage universel sans parole. Au cœur de la fournaise elle est aussi un gage de survie, et son partage rappelle notre humanité commune.