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Texte et photos Jamel Balhi • Décembre 2025

Un microbus égyptien avec seize personnes à son bord me conduit de la ville d’Aboukir à Port-Saïd. Une fois en route, l’argent passe de main en main jusqu’au conducteur, et retour pour la monnaie. Coincé côté droit de cette grosse fourgonnette Hiace de Toyota, je suis de facto préposé à l’ouverture de la porte coulissante. Le désert déroule son infini jaunâtre, ainsi que les fréquents postes de contrôle de l’armée égyptienne. 

« Dans ce pays, il y a toujours un quelque chose à contrôler », lâche mon voisin désemparé devant ces arrêts inopinés, considérés comme des pertes de temps. Je me souviens de ce que m’a confié un jour un commissaire de police lors d’un précédent passage au Caire : « En Egypte nous avons un tiers de personnes malveillantes, un tiers de policiers et un tiers de délateurs ». Je rencontre cependant des personnes aimables et bien intentionnées. Un coran trône sur le tableau de bord et un chapelet de perles pendouille depuis le rétroviseur. Deux symboles familiers d’un pays où la protection divine accompagne souvent les trajets les plus banals.

L’Égypte du quotidien

Port-Saïd est une ville intimement liée à ce mince trait bleu long de 163 kilomètres qui relie la mer Méditerranée à la mer Rouge : le Canal de Suez. Elle voit chaque jour passer les plus gros navires faisant route de l’Atlantique à l’océan Indien, ou venant de l’autre sens. Elle fut créée en 1859 avant tout pour y accueillir ingénieurs et main-d’œuvre égyptienne employée au creusement du canal, achevé dix ans plus tard. Le canal de Suez est un vieux mythe devenu réalité. Il relie deux mers mais aussi deux imaginaires, celui de l’Orient des routes d’épices et celui des ports industriels du Nord. 

De son ouverture à aujourd’hui, le canal n’a cessé d’être approfondi et élargi. En raison de sa proximité avec les champs pétroliers du Golfe persique, il est l’une des artères navigables les plus fréquentées du globe et le poumon économique de l’Egypte, représentant aujourd’hui près de 12 % du commerce maritime international. Un navire coincé, et c’est toute l’économie mondiale qui se trouve à l’arrêt ! Dans le port de la ville, le long de la corniche, la statue du directeur français des travaux Ferdinand de Lessep a été retirée ; il n’en reste que le socle avec le nom de l’ingénieur gravé dessus. Depuis 1956, suite aux tensions entre le gouvernement égyptien et la France, le Royaume-Uni et Israël, il n’accueille plus les bateaux à l’entrée de ce qui fut l’œuvre de sa vie. Cette promenade s’appelle pourtant bien la De Lessep Walk. 

Port-Saïd est un mélange de modernité et de délabrement, typique des grandes villes portuaires où le commerce mondial côtoie la vie quotidienne la plus simple. Les façades racontent une ville qui a connu la gloire et la ruine. La guerre de 1956, les bombardements, les reconstructions successives ont laissé derrière elles un urbanisme hétéroclite, où s’entremêlent villas européennes et barres de béton. Dans les ruelles, les cafés débordent à la nuit tombée, les chaises en plastique s’alignent face au canal et les hommes jouent aux dominos sous les néons.

J’ai élu domicile dans le bouge à 300 livres égyptiennes (5 euros) d’un quartier des plus anonymes : l’hôtel El Madena. Dans ce secteur de la ville, il n’y a rien à visiter mais tout à voir : bars à chicha, boutiques d’ustensiles pour ménagères, mosquée, tisserands et boulangers, enfants jouant au foot dans la poussière parmi les poules – la vie… L’Égypte du quotidien s’étire : vendeurs de falafels, tuk-tuks bringuebalants, façades ocres rongées par le vent. Dans un café, un vieil homme suit les informations sur un écran poussiéreux : on parle du prix du blé, du passage d’un navire géant. Ici, l’Histoire de l’Egypte continue de s’écrire à petite vitesse, dans la poussière et le bruit des moteurs. 

Dans un autre café au bord de l’eau, Fayçal, docker depuis vingt ans, raconte sa ville comme on évoque une vieille amie : « Ici, on voit défiler le monde, mais personne ne descend. Les bateaux laissent derrière eux leur bruit, leur lumière… et puis plus rien. Nous, on reste avec le vent ». Il rit, puis hausse les épaules. Derrière lui, un vieux poste de télévision diffuse un feuilleton turc doublé en arabe. L’Égypte entière semble contenue dans cette scène : un pays à la fois tourné vers l’extérieur et replié sur ses fatigues.

Les mégaprojets du gouvernement ‒ nouvelles autoroutes, villes sorties du sable ‒ contrastent en effet avec la lenteur de la vie ordinaire, faite de trajets en microbus, de files d’attente, de prières à la mosquée ou dans les rues, de repas partagés à même le trottoir, de carrioles à chevaux dans les centres-villes. Et pourtant, malgré les difficultés, une forme de vitalité continue d’irriguer le pays. Sur le marché principal, entre les pyramides de dattes et les poissons argentés, les conversations reviennent toujours aux mêmes sujets : le prix de la farine, la coupure d’électricité de la veille, le fils parti travailler dans le Golfe. L’économie ici, comme partout en Égypte, tient par la débrouille et la patience ‒ deux vertus nationales.

Faux passeports 

Tout au long de la journée, je m’emmêle les oreilles dans les envolées lyriques du muezzin. Allah le miséricordieux me rentre dans les conduits auditifs à fréquences régulières. Des hommes prient de partout dans les rues, dans les stations de bus, sur les places des marchés, un hall d’immeuble. Beaucoup portent au front une petite tache sombre : la zabiba, “le raisin sec”. Une callosité née de milliers de prosternations, comme si la foi s’était incrustée dans la peau.

Les chats ; jamais je n’en ai vus autant dans une ville. Certains à peine sortis du ventre de leur mère et déjà décharnés, incrustés de poussière ; d’autres, grassouillets, assoupis sur une table de café. Sur une terrasse de Port-Saïd, je fais la connaissance d’un Français, Amine, originaire de Bondy. Du canal de l’Ourcq à celui de Suez, il n’y a qu’un pas. La trentaine, une barbe bien fournie, l’homme se fond parfaitement avec la gent masculine locale de ce bar à chicha. 

Sur un ton hâbleur il se targue de connaître les combines lucratives les plus osées, comme la production de faux passeports « avec une puce identique à l’originale » clame-t-il, exhibant depuis son téléphone la méthode de fabrication de ces documents factices revendus au marché noir jusqu’à deux mille euros. « Mais j’en ai déjà offerts gratos à des copains ! ». Comme d’autres parleraient d’un Erasmus, Amine se vante d’avoir connu la prison en France à quatre reprises pour des petits larcins. Il n’hésite pas à donner des conseils pour voyager incognito. Je l’écoute, dubitatif. Ayant traversé beaucoup de frontières, ces faux passeports sont un moyen certain d’entrer dans un pays par une paire de menottes.

Un sport à risque

J’ai l’impression d’entendre son souffle quand un porte-conteneurs glisse, chargé de vingt mille boîtes colorées. Le navire est si proche qu’on pourrait presque en toucher la coque ; il semble flotter dans les airs, porté par une illusion d’optique. C’est l’un des rares endroits au monde où l’on peut voir un mastodonte maritime passer entre deux immeubles. Je tente de sortir mon appareil photo. « Memnour ! ». Interdit… 

Les ennuis commencent alors. En raison de l’importance vitale du canal de Suez, Port-Saïd est une ville très surveillée. Ce qui est visible ne peut pas être montré. Les zones proches des quais ou des navires sont encadrées par des militaires et la photographie y est prohibée. Dans ce nœud géopolitique, la tension est palpable. Même les jardins pour enfants mitoyens du canal sont contrôlés par l’armée, mais je réussis en toute discrétion à me servir de mon appareil photo pour immortaliser le gros bateau. Un sport à risque.

Le canal relie deux mers et passer d’une rive à l’autre, c’est franchir une frontière entre l’Afrique et l’Asie. Le lendemain, je prends le ferry qui emmène gratuitement de Port-Saïd à Port-Tawfik, sur le continent asiatique. Le bateau tangue sous le poids des voitures et des familles. A son bord, Mahmoud, m’aborde en souriant. 

Cet homme d’une quarantaine d’années, négociant en poissons, profite du vendredi férié pour se promener à bord d’une puissante moto tout-terrain avec ses deux jeunes fils de 9 et 10 ans, Mohamed et Ahmad. Ravi de rencontrer un étranger dans sa ville, Mahmoud m’invite à venir dîner chez eux dans un quartier populaire de Port-Saïd. Nous traversons la ville à quatre sur la moto, sans casque et sous le regard indifférent des nombreux policiers que nous croisons.

Après son divorce, Mahmoud est retourné vivre chez sa mère. Le visage de cette brave femme est resté invisible car elle m’a reçu chez elle entièrement voilée, laissant apparaître seulement un petit vasistas au niveau des yeux. Au-delà de ce mystère, l’absence d’une langue commune nous empêche de réellement communiquer. Nous partageons au moins la même humanité. Port-Saïd n’a jamais été une destination. C’est un passage entre deux mondes, un lieu où rien ne s’arrête, où tout transite. La vie n’y a rien d’un long fleuve tranquille, mais cette ville rappelle que le voyage ne s’arrête jamais.