Théâtre
Théâtre cosmopolite
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«À cause du krach de 2021, beaucoup de Français sont partis. Ils cherchaient un pays sécurisé où s’exiler. Beaucoup ont choisi le Sénégal. » Lamine impose son monologue. L’histoire d’un Sénégalais qui débarque à Paris, le choc du froid et de la grisaille, les kilomètres avalés en RER pour traverser la banlieue et la capitale pour aller travailler dans une autre banlieue, chaque jour…
Puis, la réalité qui s’inverse. Les Français fuient pour trouver refuge au Sénégal. Ils deviennent des immigrés. Fiction ? Oui et non. Lamine, 15 ans, est Sénégalais. Il est arrivé récemment en France, comme l’ensemble des élèves de la classe d’accueil du collège Jacqueline de Romilly au Blanc-Mesnil. L’exil, la migration, c’est leur réalité.
Sous la direction des metteuses en scène Hélène François et Emilie Vandenameele du groupe ACM, ils montent une pièce qui sera présentée lors de CQFD au théâtre Louis-Aragon (TLA) les 27 et 28 mai 2016. La scène tremblaysienne est partenaire de cette résidence In Situ soutenue par le Conseil général.
Pendant un an, à raison d’une semaine par mois, Hélène François et Emilie Vandenameele prennent leurs quartiers au sein de l’établissement. Elles disposent d’un lieu pour travailler à leur nouvelle création, répéter, écrire, se réunir, etc. Déjà auteures de sept pièces, les deux trentenaires présenteront également au TLA, On va faire la cocotte, reprise d’une pièce inachevée de Georges Feydeau, lors du Grand mix théâtre, le 10 mai 2016.
Une vision complète du théâtre
Les adolescents, âgés de 11 à 16 ans, viennent du Pérou, d’Italie, de Moldavie, d’Algérie, de Russie, du Sri Lanka, de Serbie, du Cap Vert, du Portugal et du Sénégal, donc. Ils ont intégré pour un an cette UPE2A, unité pédagogique d’enseignants des arrivants allophones.
Malgré un rapport au français très différent et de grands écarts d’âge, c’est ensemble qu’ils font leur entrée dans le système scolaire français. Cette année d’intégration est presque entièrement consacrée à l’apprentissage du français. Et, à la faveur de cette résidence artistique, ils entrent de plain-pied dans le monde du théâtre.
« D’abord, ils ont eu une visite du théâtre Louis-Aragon avec les techniciens, raconte Emilie Vandenameele. Ils ont découvert les ombres, la lumière, les coulisses. » Assister à des représentations fait aussi partie du programme. Puis, ils ont été initiés au travail d’écriture : chacun un monologue.
Enfin, depuis peu, ils se prêtent au jeu théâtral à proprement parler. « Ils ont une vision très complète de ce qu’est le théâtre », appuie Hélène. Et avec la professeure de français, Mariame Essahli, elles jugent les progrès spectaculaires. « Quand ils sont arrivés, la moitié ne parlait pas le français », affirme l’enseignante.
« L’idée est d’ouvrir leur imaginaire, ce qui ouvre aussi leur vocabulaire », poursuit Emilie. L’action de la pièce qu’ils préparent se situe donc après la décennie 2020, elle prend place dans trois espaces : un terrain de football, un restaurant et un aéroport. « On s’est positionnées sur un futur, car on s’est rendues compte que le passé, c’est souvent difficile », précise Emilie Vandemeele.
Un ensemble prend vie
Ahlem, 15 ans, parle trois langues. Le kabyle, l’arabe et le français. Elle, qui quelques semaines plus tôt, au centre des regards, était presque frappée de mutisme, parvient à dépasser sa peur. Elle tient le rôle d’une arbitre de foot et choisit de témoigner de la difficulté d’avoir quitté son pays l’Algérie, d’y avoir laissé sa famille et ses amis.
Elle raconte aussi sa joie de pouvoir participer à une pièce de théâtre. Elizaveta est Russe. Du haut de ses 13 ans, on devine un fort caractère. Au mitan des années 2020, elle est devenue propriétaire d’un restaurant et est mère de jumeaux.
L’établissement est tout autant réputé pour sa cuisine que pour la personnalité détonante de sa patronne. Face à elle, sa cheffe cuisto Chaïmaa, Italienne qui ne se laisse guère impressionner et répond à ces fréquentes invectives avec tout autant de verve et d’énergie, dans la langue de Dante.
Ce jour-là, sous la ferme direction d’Hélène François, les élèves travaillent aussi l’improvisation, donnant lieu à un joyeux capharnaüm, où grâce au collectif, chacun se lâche un peu, voire beaucoup.
C’est l’occasion pour Gonçalo, 12 ans et Diego, 13 ans, toujours à l’affût d’un public, de donner libre cours à leurs facéties. Hélène François les encourage à accentuer leurs intentions, à assumer leurs propositions. Elle les oblige sans cesse à reprendre, à répéter, les pousse à poser leur voix, à réfléchir aux situations. Peu à peu, les scènes prennent forme, un ensemble prend vie. Le groupe existe. Et le théâtre aussi.
Auteur : Mathilde Azerot