Théâtre
" Molière a toujours été du côté de la modernité "
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Qu’est-ce qui vous a donné envie de monter Trissotin ou les Femmes savantes ?
C’est la question la plus difficile car il y a plein de réponses, mais pour être synthétique, c’est probablement parce que dans ce texte circulent à la fois les volontés d’émancipation des femmes et le corollaire, qui est le désarroi des hommes.
Et puis, je trouve que c’est une pièce sur le beau langage, le travail sur la langue est formidable. Pour moi qui monte beaucoup de spectacles sans texte, je trouvais intéressant de m’approcher de cette langue extrêmement poétique, très forte qu’est l’alexandrin avec toute l’exigence que cela suppose.
Nous avons vraiment travaillé l’alexandrin comme on [aborde]rait une partition d’opéra, et une fois travaillée la prosodie, évidemment [nous pouvons] retrouver une grande liberté.
Comment rendre accessible à un public d’aujourd’hui ce texte où il y a beaucoup de références historiques, philosophiques du 17e siècle ?
Bien sûr, je pense que le public du 17e siècle riait vraiment de voir l’abbé Cotin, donc Trissotin, raillé [conseiller et aumônier du Roi, Charles Cotin était aussi un homme de lettres et l’ennemi de Molière qui le peint sous les traits de Trissotin le précieux ridicule, ndlr].
Molière a été jusque à faire récupérer les frusques et les hardes de Cotin pour les mettre à l’acteur, il allait très loin dans la complicité avec le public. Nous, on n’en est pas là, mais il se trouve que l’universalité de Molière se vérifie. Ce qui m’a intéressée, c’est l’implosion d’une famille. Tout ça, c’est un huis clos familial.
Je pense qu’aujourd’hui, il y a une résonance évidente. C’est une grande comédie de moeurs mais il y a aussi une critique sociale. La petite Henriette n’est pas du tout une gamine sotte comme on l’a dit, qui veut se caser dans le mariage, avoir des petits, ne prendre aucun risque, pas du tout !
C’est une figure beaucoup plus revendicatrice, plus transgressive. C’est une gamine qui n’en peut plus d’être dans cette maison de fous, entre un père et une mère qui n’arrêtent pas de s’affronter, et qui ne voit comme issue de secours que le mariage. C’était le cas jusque dans les années 50, plein de jeunes femmes se mariaient pour quitter la maison familiale.
Molière fait entendre des voix de femmes très fortes. Évidemment, il y a des discours misogynes qu’il met dans la bouche des hommes bien sûr et dans la bouche de Martine [la cuisinière]. J’ai aussi monté cette pièce car très souvent on me disait « mais c’est une pièce misogyne », alors que c’est exactement le contraire, c’est une critique.
Pourquoi avoir choisi de transposer la pièce dans les années 60 ?
C’est la fin des années 60. Je trouvais que ça correspondait tout à fait à une époque de l’illimité de l’émancipation et d’une forme de désarroi des hommes qui se mettaient eux-mêmes à être de plus en plus féminins. C’était une période de tous les possibles et cette émancipation féminine m’a pour partie structurée. Il y avait un vent de folie qui correspond tout à fait à un souffle qui traverse la pièce de Molière.
On voit vraiment que cette famille est complètement hallucinée. C’est pour ça que les alexandrins sont si beaux, ça devient une langue de la folie, de l’emportement, de l’exaspération, de la toute-puissance. Je trouvais qu’il y avait quelque chose comme ça à la fin des années 60, avec ces femmes qui ont voulu s’émanciper, allant aussi dans certaines impasses, dans quelque chose qui paraissait aux hommes être de la folie.
Les hommes ont toujours eu peur de l’illimité féminin, l’illimité du désir, l’illimité du plaisir, du savoir. Molière met Philaminte dans une impasse car elle veut embrasser le monde, elle a un côté Bouvard et Pécuchet à elle toute seule. Il se moque de ça aussi mais jamais il ne dit que la revendication n’est pas légitime.
Quand elle dit « Et je veux nous venger toutes tant que nous sommes » [« De cette indigne classe où nous range les hommes », ndlr], ça résonne aujourd’hui extraordinairement et ça résonnait aussi au 17e siècle. Molière a toujours été du côté de la modernité.
Le théâtre de Molière reste un théâtre populaire…
Oui et il le faut, même si c’est une pièce, quand on la lit et quand on la relit, dont on voit bien la difficulté de faire passer le langage, les allusions à la philosophie du 17e. Molière fait obstacle à l’obscurantisme et au sectarisme, certains vont l’entendre, mais le message est beaucoup plus universel, c’est le génie de Molière. Il est à la fois très drôle et tout à fait bouleversant.
La pièce commence par quelque chose de terrible : deux soeurs qui se disputent le même homme, c’est extrêmement cruel ! Qu’est-ce que c’est qu’être la soeur de quelqu’un ? Qu’est-ce que c’est qu’être la fille d’une mère qui a une névrose de toute-puissance et la fille d’un père faible ? Voilà toutes choses qui aujourd’hui parlent à chacun de nous et je pense aux très jeunes.
Auteur : Mathilde Azerot