Danse
Le veilleur
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© Alain Monot
«L’évaluation est le fouet de notre époque ». Bernardo Montet sait se servir des mots. « Aujourd’hui on demande aux gens d’être hyper-performants », développe le chorégraphe qui sera en résidence au théâtre Aragon au mois d’octobre pour travailler, avec les danseurs de sa compagnie Mawguerite, à sa nouvelle création. Lux Tenebrae, qui constituera le dernier volet d’un triptyque sur la notion de vulnérabilité, est une réflexion sur les chaînes qui oppressent la société contemporaine.
« Le socle de Lux Tenebrae c’est le Code noir, écrit sous Louis XIV, qui légiférait la relation entre le maître et l’esclave, raconte le chorégraphe. On ne traitera pas du tout de ça dans la pièce, mais ça a été le socle. Un système a alors été mis en place et pour moi, c’est toujours le même aujourd’hui. Nous sommes des esclaves, esclaves de Coca-Cola, de Nike, de l’argent, de l’évaluation. »
Langage
D’ici octobre, ce globe-trotteur, posera ses valises à Tremblay pour quelques dates. Il présentera le deuxième volet du triptyque (Des)incarnat(s) lors de la Nocturne n°2 le 24 mai 2014. Par ailleurs, il conviera du 15 au 21 mai les Tremblaysiens grands et petits à un projet singulier : Môm’arts. L’idée est d’initier les enfants à l’art par le jeu, par les sensations. Pour l’occasion, le théâtre se métamorphosera en une sorte de laboratoire, où seront installés des ateliers de relaxation, autour du goût, du toucher, du rythme.
Le sensible, ce qui est perçu par nos sens, est le coeur du travail de Bernardo Montet. Mettre le sensible au premier plan, c’est prendre le chemin de la conscience de soi. Un positionnement très politique. Car permettre de sentir, de réagir, c’est favoriser l’émergence d’un langage. Et le langage, quel qu’il soit, est la clef de tout ; en maîtriser un facilite l’appréhension des autres. « Et je parle en connaissance de cause, assure-t-il. Ce n’est pas un hasard si j’ai choisi la danse… » Les mots, donc, ne lui sont pas toujours venus.
Bernardo Montet a découvert la danse pendant ses études de psychomotricité à Bordeaux. Il avait 19 ans. Il rejoint ensuite pendant un an l’école bruxelloise de Maurice Béjart, la Mudra. De sa rencontre avec la chorégraphe Catherine Diverrès naîtra une longue collaboration et la compagnie studio DM. Tous deux partiront au Japon pour s’initier à la danse Buto. Et c’est ensemble qu’ils dirigeront, un temps, le centre national chorégraphique de Rennes.
Artistes et politiques
Lui qui a vécu plus d’une décennie au Tchad durant sa jeunesse, a gardé cette soif du voyage, de la découverte des territoires. Mais aussi celle de s’y implanter plus ou moins longuement. Et partout où il va, il se rapproche de populations souvent éloignées du monde artistique. À Madagascar où il se rend très régulièrement, à Casablanca et Marrakech au Maroc où il a beaucoup travaillé avec les enfants ou encore à Tours où il a dirigé le centre national chorégraphique et mené des projets avec des femmes.
Aujourd’hui, c’est à Morlaix en Bretagne qu’il s’est installé. « La création est ma matière porteuse, mais je pense qu’un artiste ne peut pas passer sa vie sur un plateau, car nous vivons sur un territoire et je ne peux pas continuer en sachant qu’il y a des gens qui restent sur le côté. J’aime travailler avec des populations qui sont dans l’urgence. Le lendemain est toujours à inventer. Pour le meilleur et pour le pire. »
Une posture qui lui a parfois valu quelques enquiquinements de la part de certaines personnes goûtant peu l’intrusion d’un artiste qui au passage se réfère au philosophe d’origine grecque Cornélius Castoriadis, penseur d’une démocratie radicale basée sur « l’interrogation illimitée ». Toutefois, en ces temps parfois réactionnaires, les conservatismes ne l’emportent pas toujours. Il y avait cette femme à Tours, elle assistait à tous les ateliers sans oser y participer. Au bout de quatre ans, elle a fini par approcher la scène et y monter.
« Quatre ans ! Si nous, on ne prend pas ce temps, qui le fera ? Il y a tout un système à revoir et cela a un coût, reconnaîtil, ce que je fais, ces projets, c’est une goutte d’eau, mais je ne suis pas paresseux. » Avant de conclure : « Nous avons choisi ce métier-là plutôt que la politique, mais il ne faut pas nous la faire ! Nous sommes des veilleurs. »
Auteur : Mathilde Azerot